Commerce

Les disputes commerciales ont repris de plus belle entre le Canada et les États-Unis, laissant craindre que l’année 2018 ne soit houleuse sur ce front.

Plainte du Canada à l’OMC

« Une bombe »

Le dépôt par le Canada d’une plainte à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) portant sur « certaines mesures commerciales systémiques » des États-Unis a été accueilli comme une véritable bombe par les experts consultés par La Presse.

Dans une demande de consultation de 32 pages déposée le 20 décembre dernier, mais rendue publique hier par l’OMC, le Canada s’en prend à sept façons de fonctionner américaines en matière de commerce international qui contreviennent selon lui aux normes de l’OMC. Il cite au passage 161 dossiers du département américain du Commerce dans lesquels l’une ou l’autre de ces façons de faire inappropriées auraient été utilisées.

Ces dossiers concernent 35 pays, dont le Canada, mais aussi la Chine, la Corée du Sud, la France, l’Italie, le Japon, l’Allemagne, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, la Turquie et le Brésil, entre autres.

Attaque contre le système

« C’est une bombe, ce que vient de faire le Canada », estime Geneviève Dufour, professeure à l’Université de Sherbrooke et responsable de la maîtrise en droit international et politique internationale appliqués.

« J’ai rarement vu ça, une demande de consultation de 32 pages. On s’en prend au système. »

— Geneviève Dufour, professeure à l’Université de Sherbrooke

« On ne dit pas : “Dans telle affaire, mes droits n’ont pas été respectés.” On dit que c’est fait de manière systémique. »

« La plupart de ces problèmes auraient pu être traités à l’intérieur du dossier le plus récent sur le bois d’œuvre à l’OMC », estime pour sa part l’avocat torontois Mark Warner, de Maaw Law, qui pratique également aux États-Unis.

En présentant une demande de consultation distincte, le Canada « voulait embarrasser les États-Unis, et c’est comme cela que tous les gens qui s’y connaissent en droit du commerce international vont l’interpréter », juge-t-il.

Un appel aux armes

La longue liste de dossiers déposée en annexe par le Canada « se lit comme un appel aux armes », selon M. Warner. « Pays du monde, joignez-vous à nous dans cette bataille », semble dire le Canada en procédant de cette façon, croit-il.

La stratégie lui semble toutefois mal pensée.

« Il y a des gens du côté des Américains, des sénateurs et des représentants notamment, qu’il faut garder de notre côté. Or, ce sera très difficile pour eux de dire qu’ils appuient le Canada dans ce dossier. »

Tout en refusant de se prononcer sur les chances de succès du plan, Mme Dufour estime qu’il était devenu nécessaire d’agir.

« Il me semblait impossible que le Canada ne réagisse pas, il se faisait attaquer sur tous les fronts : bois d’œuvre, papier, Bombardier, ALENA, etc. »

Forte réaction

Le représentant américain au Commerce international, Robert Lightizer, a fortement réagi à cette procédure. Selon lui, il s’agit d’une « attaque large et mal avisée contre le système américain de recours commerciaux » qui risque de nuire au Canada lui-même. En effet, argue-t-il, en l’absence de ces mécanismes, les ventes canadiennes aux États-Unis pourraient être remplacées par des produits chinois, par exemple.

« La décision du département du Commerce américain d’imposer des droits antidumping et compensateurs punitifs contre les producteurs canadiens de bois d’œuvre résineux est injuste et non fondée », a pour sa part expliqué la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland.

« Cette démarche auprès de l’OMC s’inscrit dans le cadre de notre stratégie générale visant à protéger les centaines de milliers de bons emplois de la classe moyenne de l’industrie forestière à l’échelle du pays. »

— Chrystia Freeland, ministre canadienne des Affaires étrangères

Même s’il a attiré beaucoup d’attention au cours des derniers mois, le dossier opposant Bombardier à Boeing n’est pas directement concerné par ce recours canadien. La plupart des abus soulevés par le Canada ne s’appliquent d’ailleurs pas à ce dossier. Le recours ne fait pas non plus mention du dossier du papier journal, qui a fait l’objet d’une décision américaine défavorable plus tôt cette semaine (voir autre onglet).

Le processus de l’OMC donne maintenant un minimum de 60 jours aux États-Unis et au Canada pour discuter et tenter de trouver un terrain d’entente, à défaut de quoi le Canada pourra demander la formation d’un comité spécial chargé d’enquêter.

Les récriminations du Canada

Ajustements et remboursements trop lents

Quand l’OMC corrige certaines de leurs décisions, les Américains n’ajustent pas rétroactivement les taux de douanes fautifs et ne remboursent pas, ou le font trop tard, les sommes perçues en trop.

Droits rétroactifs

Les États-Unis imposent des droits de façon rétroactive dès l’étape préliminaire, alors qu’ils ne devraient pouvoir le faire qu’à l’étape définitive.

Subventions inapplicables

Quand un pays refuse d’exporter certains produits de base aux États-Unis parce qu’ils sont jugés stratégiques, les produits plus complexes fabriqués à l’aide de ceux-ci sont frappés de droits compensateurs comme si le refus d’exporter constituait une subvention, ce que ne permet pas l’OMC.

Mauvais calculs

Si une entreprise canadienne reçoit deux services du gouvernement, l’un à un prix inférieur au marché et l’autre à un prix supérieur au marché, les États-Unis ne tiennent compte que de celui qui est inférieur au marché dans leur calcul visant à déterminer la hauteur de la subvention.

Procédures viciées

Les règles des instances américaines coupent très tôt dans les procédures la possibilité pour une entreprise étrangère d’ajouter de la preuve au dossier, ce qui l’empêche de bien formuler sa défense.

Vote partial

Quand les six commissaires de la Commission du commerce international des États-Unis (ITC) sont divisés 3-3 lors d’un vote, l’entreprise étrangère perd.

Droits compensatoires sur le papier journal

Les producteurs canadiens vont se faire la guerre

L’imposition de droits compensatoires sur le papier journal fera probablement perdre des emplois, mais sa conséquence à court terme sera une guerre sans merci entre les producteurs québécois pour maintenir leurs ventes aux États-Unis.

Les trois plus importants producteurs de papier journal en Amérique du Nord, Résolu, White Birch et Kruger, doivent composer avec des droits (temporaires pour le moment) variant de presque rien (White Birch) jusqu’à près de 10 % (Kruger).

Concrètement, cela signifie que le papier de White Birch deviendra plus attrayant parce que moins cher que celui de ses concurrents pour le marché américain.

Produits forestiers Résolu, qui se situe entre les deux avec des droits de près de 5 %, reconnaît que la concurrence vient tout à coup de s’accroître entre les producteurs canadiens et québécois. « Il va être difficile de refiler la facture aux acheteurs, comme c’est le cas pour les droits sur le bois d’œuvre, parce que le marché du papier journal est en déclin », explique Karl Blackburn, porte-parole de Résolu.

Trouver de nouveaux marchés outre-mer pour le papier journal canadien est tout aussi difficile, puisque la décroissance du marché est généralisée.

La demande de papier journal a encore baissé de 11,2 % entre la fin de 2016 et la fin de 2017, selon Produits forestiers Résolu, premier producteur mondial en termes de capacité de production.

Rester à flot

Il ne reste que la solution de se livrer une guerre entre producteurs d’ici pour tenter de se maintenir à flot.

Aucune explication n’a été donnée par le département du Commerce (DOC) des États-Unis pour expliquer la grande variation entre les droits imposés sur le papier journal canadien. On sait toutefois que l’entreprise la plus touchée, Kruger, a investi dans ses usines de Trois-Rivières et de Sherbrooke avec une aide très généreuse du gouvernement du Québec et que Résolu a plusieurs installations de cogénération qui revendent de l’électricité à Hydro-Québec à des tarifs très avantageux.

L’aide gouvernementale et les tarifs d’électricité ont été évoqués par le plaignant américain North Pacific Paper (Norpac) pour obtenir l’imposition de droits compensatoires sur les importations canadiennes.

White Birch, pour sa part, n’a pas reçu d’aide gouvernementale, mais n’a pas investi non plus dans la modernisation de ses installations. L’entreprise américaine est passée à travers une douloureuse restructuration en amputant sérieusement le régime de retraite de ses employés, surtout ceux de son usine de Québec.

Emplois menacés

La production de papier journal n’est pas rentable pour Résolu et l’est marginalement pour les autres producteurs. Pour Kruger, par exemple, les droits de 9,93 % représentent 75 $US la tonne, soit plus que sa marge de profit, selon une source de l’industrie.

Les droits imposés par le gouvernement américain se traduiront probablement par des fermetures et des pertes d’emplois chez les producteurs les plus touchés comme Kruger et Résolu, craint Renaud Gagné, directeur d’Unifor, le syndicat qui représente 1200 travailleurs québécois directement concernés par les droits compensatoires.

« Ce n’est pas normal qu’un seul producteur américain puisse menacer comme ça la survie de toute une industrie, a-t-il commenté. Et après le bois d’œuvre, le papier surcalandré et le papier journal, est-ce que ce sera le carton et la pâte ? »

Une facture de 237 millions pour Résolu

Produits forestiers Résolu fait du bois d’œuvre, du papier surcalandré et du papier journal, trois produits frappés de droits punitifs par le département du Commerce. « D’ici la fin de 2018, c’est 237 millions que nous allons payer au gouvernement américain », précise le porte-parole de l’entreprise. Les droits que doit payer Résolu sont de 17,9 % sur le bois d’œuvre, de 17,87 % sur le papier surcalandré et de 4,42 % sur le papier journal.

Pas cher payé

Le président de Norpac a fait valoir hier que la décision préliminaire du DOC ne ferait augmenter le prix d’un journal que d’environ 5 cents seulement. « Ce n’est pas cher payé pour maintenir des emplois manufacturiers américains », a commenté Craig Anneberg.

Norpac possède une seule usine, dans l’État de Washington, qui emploie 600 personnes. Elle vient d’être rachetée par un fonds financier de New York qui est accusé par les éditeurs de journaux américains d’être derrière la plainte déposée au DOC afin d’augmenter la valeur de l’entreprise pour la revendre au plus vite.

Une stratégie politique claire

Dans sa décision préliminaire sur le papier journal canadien, le secrétaire américain au Commerce Wilbur Ross a souligné que l’application des lois commerciales américaines était une priorité pour l’administration Trump. Du 20 janvier 2017 au 9 janvier 2018, le département du Commerce a entrepris 82 enquêtes sur le dumping et les droits compensatoires. C’est une augmentation de 58 % en un an, s’est-il félicité.

ALENA

Nouvelles craintes d’un retrait américain

Le Canada se prépare à un retrait imminent des États-Unis de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), ont affirmé hier deux sources gouvernementales à Ottawa, une nouvelle qui a immédiatement fait chuter le dollar et les marchés boursiers.

Selon deux sources anonymes citées par l’agence Reuters, Ottawa serait de plus en plus convaincu que l’administration de Donald Trump annoncera un retrait de l’ALENA au cours des prochaines semaines.

Les représentants du Canada, des États-Unis et du Mexique se rencontreront à Montréal du 23 au 28 janvier dans le cadre de la sixième ronde de renégociation de l’ALENA, et une annonce pourrait survenir d’ici là.

Donald Trump a dit vouloir « se retirer » de l’accord en raison des faibles progrès enregistrés pendant la négociation, rapporte une autre source de la Maison-Blanche citée par Reuters. Le président a souvent martelé que l’ALENA était le « pire accord jamais conclu », et un porte-parole de la Maison-Blanche a indiqué hier que la position de M. Trump n’avait pas changé.

« Rien n’a changé »

À Ottawa, la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland tout comme le premier ministre Justin Trudeau répètent depuis des mois que le Canada se prépare « au pire » tout en travaillant pour négocier une entente fructueuse. Une source gouvernementale proche des négociations a confirmé hier à La Presse que cette stratégie prévalait toujours.

« Rien n’a vraiment changé quant à la position du gouvernement du Canada, a-t-elle indiqué. Franchement, on n’est pas surpris que des gens disent cela, parce que Trump fait des menaces depuis tellement longtemps. »

Même son de cloche à la Chambre de commerce du Canada (CCC), qui multiplie les rencontres auprès d’élus américains depuis des mois en vue de réitérer l’importance économique de l’ALENA aux États-Unis. Quelque 9 millions d’emplois dépendent de cet accord au sud de la frontière, alors que le Canada est le plus important acheteur de marchandises des États-Unis – et de loin.

« On ne perçoit pas ça comme étant quoi que ce soit de nouveau », a indiqué Guillaum Dubreuil, directeur des affaires publiques de la CCC.

« Ça fait déjà très longtemps que le président Trump et son administration parlent de se retirer de l’ALENA. Ça faisait partie de ses messages de campagne. On ne voit qu’une continuité de ce message-là, plutôt qu’une nouvelle menace. »

— Guillaum Dubreuil, directeur des affaires publiques de la CCC

Selon M. Dubreuil, la sixième et avant-dernière ronde de négociations de Montréal « permettra de remettre les pendules à l’heure et de mettre sur la table les dossiers qui sont les plus problématiques ». Les négociateurs du Canada et du Mexique se sont heurtés jusqu’à maintenant à plusieurs demandes américaines jugées déraisonnables, notamment sur la question des pièces automobiles et sur le règlement des différends.

Impact immédiat

Le dollar canadien et le peso mexicain ont réagi immédiatement à la publication de l’article de Reuters en milieu d’après-midi. Le huard a reculé de près d’un demi-cent, à 79,74 cents US, tandis que les marchés boursiers ont connu des soubresauts à New York et à Toronto.

La Bourse mexicaine a été touchée de façon plus marquée (- 1,8 %), tout comme certains titres. Celui de General Motors, qui exploite 14 usines au Mexique, a fléchi de 2,4 %.

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