Dans les années 70, des biologistes ont sonné l’alarme en ce qui concerne les pluies acides. Le pH de certains lacs avait diminué à moins de 5 en un demi-siècle.
Cette acidification cachait un phénomène inverse, qui s’est accéléré avec le contrôle de la pollution pour contrer les pluies acides, selon une étude publiée en janvier dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Les deux tiers des cours d’eau aux États-Unis ont connu une alcalinisation, soit une augmentation de leur pH, depuis le début des années 60.
« J’avais travaillé sur l’augmentation de la salinité des cours d’eau, phénomène qu’on a découvert voilà une quinzaine d’années », explique Sujay Kaushal, biologiste à l’Université du Maryland, qui est l’auteur principal de l’étude des PNAS. « Au départ, nous ne mesurions que les sels de chlore, qui sont liés aux fondants routiers. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup d’autres types de sel. Il semble que cette salinisation mène aussi à une alcalinisation, à une augmentation du pH des cours d’eau. »
Les autres sels sont surtout issus des infrastructures et des édifices. « L’eau de pluie les désagrège lentement, ce qui libère des sels présents dans les matériaux de construction, notamment le ciment, qui se retrouvent dans les cours d’eau », dit M. Kaushal.
La chaux répandue sur les terres agricoles pour contrer l’acidité causée par la décomposition des plantes se retrouve en partie dans les lacs et rivières, et s’il n’y en a pas assez, l’utilisation des fertilisants agricoles sur des sols acides libère des sels. Les activités minières jouent aussi un rôle : l’extraction de pétrole de schiste implique l’injection de solutions salées, alors que les eaux usées des mines sont souvent acides, ce qui accélère la désagrégation de certains types de roche et l’évacuation de leurs sels dans les cours d’eau.
Le biologiste du Maryland cite aussi l’utilisation d’adoucisseurs d’eau potable et les sels alimentaires que l’on retrouve dans les égouts. « Les systèmes de traitement de l’eau n’enlèvent pas toujours les sels », dit M. Kaushal.
L’étude conclut, après l’analyse de 232 cours d’eau couvrant presque tous les bassins versants des États-Unis, que le pH de 66 % de ces fleuves et rivières a augmenté depuis le début des années 60. L’alcalinisation touche 90 % des bassins versants du pays et la salinisation, 37 %.
Yves Prairie, spécialiste du cycle du carbone des lacs et des rivières à l’UQAM, n’est pas convaincu par le lien que fait M. Kaushal entre salinité et alcalinité. « L’alcalinisation des cours d’eau, c’est nouveau », dit M. Prairie, qui connaît bien les auteurs de l’étude des PNAS.
« Mais la démonstration du lien avec la salinisation n’est pas béton, poursuit-il. Il pourrait y avoir d’autres explications. Les produits d’engrais pour l’agriculture, le rétablissement des systèmes après les pluies acides, l’augmentation de productivité des forêts avec les changements climatiques qui entraînera une plus grande respiration dans les sols, ce qui va accroître la minéralisation de la roche et des minéraux et libérer de l’alcalinité. Le problème, c’est que tous ces facteurs augmentent en même temps, donc difficile d’en pointer un du doigt. Vraisemblablement, tous ces facteurs contribuent au phénomène. »
M. Kaushal estime qu’il ne s’agit probablement pas du rétablissement des cours d’eau après la fin des pluies acides, parce que le phénomène a commencé bien avant les lois environnementales qui y ont mis fin.
Le biologiste américain s’est intéressé à l’alcalinisation des cours d’eau à cause d’un problème d’eau potable dans son quartier. « L’eau était noire quand elle sortait du robinet, dit-il. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait de contamination au manganèse, ce qui m’a inquiété parce que j’ai un jeune enfant. J’ai obtenu des services municipaux qu’ils nettoient le système avec beaucoup d’eau. » Il veut maintenant se pencher plus spécifiquement sur les effets de l’alcalinisation sur l’eau potable.
Les pluies acides
Les pluies acides sont causées par des polluants dans les panaches industriels, notamment le dioxyde de soufre, qui interagissent avec l’eau des nuages pour créer des acides. Des lois environnementales au Canada, aux États-Unis et en Europe ont pratiquement éliminé les émissions de ces polluants industriels, qui sont captées dans les cheminées des usines.
L’a b c du pH
Le pH d’un liquide est son « potentiel hydrogène ». Il s’agit d’une mesure des « ions hydrogène », H+, l’une des deux composantes de l’eau ionisée avec OH-. Un pH neutre est à 7 sur une échelle de 14. Plus le pH est faible, plus le liquide est acide ; plus il est élevé, plus le liquide est dit alcalin ou basique.
Et au Québec
Les cours d’eau québécois sont probablement aux prises avec le même phénomène de salinisation et d’alcalinisation, selon Yves Prairie, de l’UQAM. Cela dit, la densité de population par rapport au débit des cours d’eau est souvent moins grande qu’aux États-Unis, ce qui pourrait ralentir le phénomène. L’augmentation de la salinité des lacs canadiens a été validée voilà une dizaine d’années, en même temps que celle des lacs du Nord-Est américain, par les études liant le phénomène à la lutte contre les pluies acides, souligne M. Kaushal. « L’une des régions où l’on voit le plus d’alcalinisation des cours d’eau aux États-Unis est le Dakota du Nord, dont les fleuves et les rivières coulent vers le nord, vers le Canada », note-t-il. Une étude canadienne a aussi montré en 1999 que les fondants routiers contaminaient les nappes phréatiques dans la région de Toronto.