Agressivité au féminin

Des hommes brisés

À la Maison Oxygène Raymond-Ross de Chibougamau, Stéphane Parent voit régulièrement des hommes victimes de violence conjugale. « On a déjà reçu des hommes en crise, ensanglantés. On a dû appeler l’ambulance, raconte l’intervenant. La violence conjugale envers les hommes est plus présente qu’on pense. »

Selon l’Enquête sociale générale (2014) de Statistique Canada, autant d’hommes que de femmes (4 %) déclarent avoir été victimes d’au moins un acte de violence physique ou sexuelle de la part de leur partenaire dans les cinq dernières années. Autour de 25 000 Québécois auraient donc subi de la violence conjugale de façon régulière – soit plus de 10 épisodes – durant cette même période.

Chez les hommes, le tiers des victimes a reçu des coups de pied, a été mordu, frappé ou frappé avec un objet, selon Statistique Canada. Un homme sur six dit avoir été battu, étranglé, agressé sexuellement ou menacé avec un couteau ou une arme à feu. Toujours parmi les victimes, un homme sur 10 a déjà craint pour sa vie.

Ces statistiques font bondir Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes. « Il n’est pas question de symétrie de la violence. On ne tient pas compte du contexte ni de l’intention. Les femmes demeurent les principales victimes des formes graves de violence, comme les agressions sexuelles, les homicides. Les conséquences sont plus graves chez elles. »

Chez SOS violence conjugale – où l’on reçoit 25 000 appels par année –, on a refusé de nous révéler le nombre d’appels faits par des hommes. « C’est minime et, comme on ne distingue pas le sexe des agresseurs, ça pourrait être mal interprété », avance la porte-parole Claudine Thibaudeau.

DEUX POIDS, DEUX MESURES

Le travailleur social Éric Couto s’indigne du peu de considération portée à la violence conjugale subie par les hommes. « Sous prétexte que les hommes subissent de la violence grave dans une proportion moindre, on ne désigne pas le problème comme une préoccupation », dit le chercheur de l’Université de Montréal. Il étudie le vécu des hommes subissant de la violence conjugale.

« Les hommes minimisent la violence qu’ils subissent. Ils sont honteux. Certains ont tenté d’en parler dans leur entourage, mais on s’est moqué d’eux. On leur a dit : “Secoue-toi, défends-toi.” »

— Geneviève Landry, directrice de l’organisme Entraide pour hommes Vallée-du-Richelieu

La vidéo de l’organisme The ManKind Initiative, en Angleterre, est éloquente. On a filmé la réaction de passants assistant à deux querelles amoureuses. Dans un cas, l’homme malmène sa conjointe. Dans l’autre, c’est l’inverse. Résultat ? On porte secours à la femme bousculée et on rit, à distance, de l’homme qui se fait frapper.

DÉNONCIATIONS EN HAUSSE

À peine 7 % des hommes subissant de la violence conjugale portent plainte à la police. Parce que le danger est moins flagrant, parce qu’ils craignent d’être jugés ou parce qu’eux-mêmes peinent à se considérer comme des victimes. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) reçoit néanmoins 1200 appels par année pour de la violence conjugale exercée sur un homme.

« Quand les policiers sont alertés pour une altercation, sans plus de détails, ils ont le réflexe de sortir monsieur. Sa version n’est pas toujours crue et c’est à lui qu’ils donneront des conditions, avance Yves Nantel, du Service d’aide aux conjoints à Montréal. Pensez-vous qu’au prochain incident, il téléphonera ? »

Commandante des Enquêtes multidisciplinaires du SPVM, Carolyn Cournoyer assure que les policiers sont sensibilisés aux multiples facettes de la violence conjugale. « Dans tous les cas, les deux parties sont isolées. Sur le coup, les hommes ont tendance à dire que tout est beau. Mais ça tend à changer, ils osent davantage porter plainte. »

Selon le ministère de la Sécurité publique du Québec, le nombre d’hommes victimes d’infractions en contexte conjugal est à la hausse (+ 3,2 %), tandis que le nombre de femmes victimes connaît une légère baisse (- 1,7 %).

AUCUN REFUGE

L’an dernier, au Québec, six hommes ont été victimes d’une tentative de meurtre de la part de leur partenaire, selon les données de la police. « Des hommes sont ébouillantés, brûlés, frappés. Mais quand on reçoit un homme dont la sécurité est compromise, on est à court de moyens, dit Geneviève Landry. Aucune maison d’hébergement n’accueille ces hommes dans la région montréalaise. Pour fuir sa femme, un de nos clients a dû quitter son emploi, sa maison. Il est parti vivre en région, chez sa mère. »

Peu à peu, on ouvre des refuges pour hommes en Belgique, en Suisse, en Angleterre, aux Pays-Bas. Au Canada, la seule maison pour hommes victimes de violence conjugale était à Calgary. Elle a été fermée en 2013, faute de moyens. L’an dernier, la Canadian Association for Equality a démarré, dans la controverse, une campagne de sociofinancement pour l’ouverture d’un refuge à Toronto. Sur la Côte-Nord, la Maison Oxygène Raymond-Ross héberge des hommes en difficulté, dont des victimes de violence conjugale.

BANALE, LA VIOLENCE PSYCHOLOGIQUE ?

Quoique moins flamboyante, la violence psychologique peut avoir de graves conséquences, insistent les intervenants. « Plusieurs hommes sont dénigrés dans leur rôle de père. Ceux-ci s’isoleront de leurs enfants parce qu’ils se sentent incompétents », note Geneviève Landry. Elle rencontre des hommes brisés. « Ils ont une faible estime de soi, plusieurs souffrent de stress post-traumatique, de symptômes dépressifs. »

Or, cette violence est rarement comptabilisée dans les statistiques.

« Parce qu’on a voulu quantifier la violence conjugale, on l’a définie en comportements et délits. La violence psychologique a été occultée. Or, les victimes, peu importe le sexe, diront que les insultes et le dénigrement font plus mal qu’un bleu sur un bras. »

— Éric Couto, travailleur social

Alain*, 36 ans, est père de trois jeunes enfants. Pendant 10 ans, il a été victime de violence conjugale. Déchiré, il se sait encore fragile. Tout a commencé, subtilement, après la naissance de son premier enfant. « Rachel* criait beaucoup, on se disputait. Elle se plaignait qu’on n’était pas assez riches. Elle ne travaillait pas, alors je travaillais pour deux. Mais elle se fâchait parce que je n’étais pas assez présent. Quand j’ai perdu mon emploi, j’étais un bon à rien, je n’étais pas fiable. »

Contrariée, sa conjointe pouvait quitter le foyer sans prévenir, emportant meubles et affaires personnelles. Elle revenait quelques mois plus tard. Tour à tour, elle a porté contre lui de fausses accusations de viol, de menaces de mort et de harcèlement, raconte-t-il douloureusement. Alors qu’il était interdit de contact avec elle, elle le suppliait de revenir.

La DPJ est entrée dans le dossier. Encore aujourd’hui, en raison des accusations qui pèsent contre lui, il ne peut voir ses enfants que deux fois par mois, sous supervision. Ses enfants lui manquent terriblement. Il a fait une dépression. « Dès qu’elle s’excusait, je la reprenais. Je tentais de la ramener du côté clair de la force. Comme Darth Vader. Je l’aimais tellement. »

* Les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des participants.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.