Mots et Frissons Lise Tremblay, Matthieu Simard et Mathieu Villeneuve

Angoisses (sur)naturelles

Les éléments se dérèglent. Les bêtes rôdent, altérées. Mais chez Lise Tremblay, Mathieu Villeneuve et Matthieu Simard, que le récit se déroule dans la forêt boréale, dans un village fantôme ou presque ou sur une terre du Nord, on sent que le mal véritable est intérieur. L’humain angoisse et désespère avec raison.

Les trois excellents romans L’habitude des bêtes (Lise Tremblay), Ici, ailleurs (Matthieu Simard) et Borealium tremens (Mathieu Villeneuve) sont différents, mais ont en commun des angoisses par rapport à l’humanité. Ils décrivent la fin d’un monde et le début éventuel d’un nouveau. Les trois auteurs se disent préoccupés d’abord par le sort de l’environnement.

« La force même de la vie est atteinte, croit Lise Tremblay. Ce qu’on a fait à l’environnement est pire que tout. C’est de l’ordre du vrai vivant. Élire un imbécile à la tête du gouvernement, ce n’est pas si grave, mais si on ne peut plus boire ou respirer, on attaque la vie même. Je ne suis pas une écologiste maniaque, mais je sais que les écologistes ont raison. Mes personnages véhiculent des idées. La violence des Boileau [la famille de chasseurs qui veut exterminer les loups], c’est Trump. »

Dans son livre L’habitude des bêtes, la mort rôde. Mais c’est à son contact, paradoxalement, que le narrateur apprend à aimer.

« C’est un chien sale qui, je trouve, s’améliore avec le récit. Il a manqué son coup avec sa fille et l’amour s’amène dans sa vie avec un chien. C’est un livre différent des autres, plus philosophique, qui réfléchit sur la bonté, la famille. C’est de l’ordre de la pensée, un livre de maturité que je n’aurais pas écrit à 30 ans. »

Mathieu Villeneuve, lui, n’a que 27 ans. Son premier roman Borealium tremens parle du retour à la terre de David. L’auteur se dit « écologiste dans l’âme ». Le récit dérape, dès le début, avec un orignal rendu fou par les tiques. 

« David est un rêveur, voyageur, et Tony, son cousin, dit que la terre est un cauchemar, mais c’est tout ce qu’il a. Quiconque connaît l’agriculture sait que c’est très difficile présentement. Le roman est sombre, mais je garde espoir. L’idéalisme de David, je le partage complètement. »

Matthieu Simard n’est pas autant amoureux de la terre. Dans Ici, ailleurs, un couple tente d’effacer une douleur profonde en partant vivre dans un village qui prend des allures fantomatiques.

« J’ai cette image de la campagne qui peut être une sorte de rédemption, mais je sais que si, moi, j’y passais plus de deux semaines, je n’aimerais pas ça. Je les ai plantés là sans espoir de retour. Leur monde à eux tire à sa fin et ils atterrissent dans un lieu qui approche de sa fin. Quand on se sauve de nos problèmes, il y a de grosses chances qu’on atterrisse dans ceux des autres. »

Lumière

Même s’ils se disent inquiets de l’état actuel du monde en général, et des relations humaines en particulier, les trois romanciers soulignent que la lumière perce les nuages dans leur récit.

« Bien que ce soit dur, c’est un livre sur l’amour et l’espoir, dit Matthieu Simard. Même si on sait qu’ils vont mourir, ils entretiennent l’espoir chacun de leur côté. Ils se mentent au cas où l’autre y croit encore. Il y a une espèce d’angoisse généralisée. On peut projeter leurs problèmes personnels sur le plan global. Je voulais parler de l’avenir ou du manque d’avenir. Il y a une brume tout le temps qui est pesante, sans être étouffante. »

Les trois auteurs captent chacun à leur façon l’air d’un temps insidieux et trouble où les bêtes s’agitent dans le noir, où l’eau ne cesse de monter, menaçant de tout engloutir.

« Les écrivains “attrapent des canaux’’. Un écrivain sent les choses. Comme Hubert Aquin qui décrivait exactement ce qui allait se passer avant la crise d’Octobre. Moi, je n’ai pas peur, mais je pense que le monde est menacé. On a une sensibilité et on sent ce qui rôde. On est dans une société qui accepte peu la mort et le vieillissement », estime Lise Tremblay.

Aux yeux de Mathieu Villeneuve, le Québec n’accepte pas plus de faire face à la problématique autochtone, omniprésente dans son livre.

« Mon personnage est toujours en train de disparaître dans le bois. L’occupation du territoire de la façon blanche, c’est d’éloigner la forêt en réchauffant le climat. C’est pas si simple. L’occupation amérindienne est plus symbiotique et a beaucoup de choses à nous apprendre. Le problème des Blancs est une affaire de territorialité virile. C’est l’identité virile qui prend le dessus sur la raison. Tout le monde devrait être métis. »

Chez Matthieu Simard, comme chez ses collègues d’ailleurs, les échappées vers l’imaginaire, que ce soit par la contemplation ou la fusion avec la nature, représentent aussi de l’espoir.

« On peut le voir comme du fantastique, mais on peut aussi l’interpréter comme quelque chose que Simon veut voir et ressentir. L’antenne est le symbole de ce qui va mal au village. Le couple, dans le concret, a atteint ses limites. Les personnages se projettent vers ce qui devrait être le monde à leurs yeux. »

« Ce qu’il y a d’important dans la vie, c’est la conscience, le voyage de la conscience, note Lise Tremblay. Être conscient nous permet d’être à l’écoute de tout. Ça fait longtemps que je pense à la mort. Mais je n’ai pas fait un livre sur la mort. C’est un livre positif. Le personnage de Carole [la fille du narrateur qui subit une transformation de sexe fort heureuse] est merveilleux. C’est une urbaine qui s’en sort. »

Romans du terroir ou du territoire ? De la fin ou du début ? Lise Tremblay dit incarner les courants sociaux dans ses romans. Matthieu Simard étend les douleurs intérieures d’un couple à son environnement. Mathieu Villeneuve, lui, a créé un Don Quichotte du terroir qui accomplit les prophéties amérindiennes.

« Le personnage de David est très incarné, mais il est virevoltant. Dans le futur, il écrit sans arrêt des romans du terroir. C’est un peu apocalyptique, mais quand j’y pense, je vois des tas de romanciers condamnés à écrire pour l’éternité le même roman. C’est terrifiant et amusant en même temps. »

Il serait peut-être temps de reprendre l’habitude de soigner notre bête lumineuse intérieure. Ici comme ailleurs, pour le futur de l’humanité.

L’habitude des bêtes

Lise Tremblay

Boréal

164 pages

Extrait

« J’ai commencé à me réveiller à l’aurore presque tous les jours. C’était inhabituel, je n’avais jamais eu de problème à dormir. Je me levais, j’allais m’asseoir avec un café dans la verrière. Il faisait sombre. Je guettais l’aube et, sans me l’avouer vraiment, je me disais que j’allais apercevoir le loup. Je suis devenu obsédé par le temps et la mort. J’essayais de résister à ces pensées, mais j’en étais incapable. J’étais plongé dans l’absurdité du monde. »

Ici, ailleurs

Matthieu Simard

Éditions Alto

126 pages

Extrait

« Le silence est tombé un jeudi comme une goutte de pluie et nous a submergés pendant des années. Les oiseaux se sont tus d’un coup, le grincement des charnières rouillées, les cris dans la cour d’école, le haut-parleur côté passager, les feuilles mortes, le vent, plus rien. Le silence. C’était il y a trois ans loin d’ici. Depuis ce jour-là, des centaines d’averses ont éclaté sur nous et chaque fois c’est elle qui nous tapait sur l’épaule pour nous rappeler les jours d’avant. Dans quarante ans, il ne restera rien, ni le souvenir de nous ni les photos ni la mémoire de tous les disparus ni les notes d’un violoncelle retrouvé dans les ruines d’une maison centenaire. »

Borealium tremens

Mathieu Villeneuve

Éditions La Peuplade

347 pages

Extrait

« Tony craqua une allumette et la plaça au-dessous de la feuille. La flamme la caressa un instant avant de la consumer avec une odeur d’encre et de papier calcinés, l’odeur des utopies jamais réalisées. Personne ne lirait ce roman de la terre. Cette histoire ne sera plus qu’un racontar de vieillard que les enfants n’écouteront pas. Dans les campagnes du nord du Lac-Saint-Jean, les souvenirs ne hantent plus le présent, les morts de la route ont été incinérés depuis longtemps, les demeures anciennes n’ont jamais appartenu à ceux qui les ont bâties. Le Nord, ici, portera toujours la fin d’un monde. »

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