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Le maître de l'agriculture non industrielle... et hivernale

HARBORSIDE, Maine — Il doit faire environ - 4 °C à la ferme Four Seasons et le temps est de ce gris blanchâtre qui fait des champs, des routes enneigées et de la mer un vaste camaïeu. Mais Eliot Coleman est tout content.

La Chandeleur est passée et le soleil crapahute maintenant dans le ciel givré, avec ou sans nuages, peu importe, pour plus de 10 heures. C’est amplement assez de lumière pour nourrir les épinards, les carottes, les oignons, le chou frisé et toutes les autres pousses qu’Eliot, sa fille Clara et sa femme Barbara Damrosch font croître tout l’hiver.

« Nous, l’été, on prend des vacances, parce que tous les fermiers inondent déjà les marchés avec leurs légumes, ils n’ont pas besoin de nous, explique Coleman. En hiver ? On est les seuls. »

Bienvenue dans l’univers glacé mais verdoyant d’Eliot Coleman, 78 ans, personnage culte de l’agriculture américaine naturelle et à petite échelle, grand spécialiste émérite du légume de saison improbable.

« Tiens, il faut que tu goûtes à ça », dit-il, en mettant sous le robinet des carottes encore toutes pleines de terre, à peine sorties du sol. Je croque. La racine est parfaitement craquante, plus sucrée qu’à l’habitude, comme si le froid avait arrondi toute amertume et chassé l’élasticité de la texture. « Moi, je les trouve bien meilleures que celles d’été », dit Coleman. Et il n’a pas tort.

Au marché de Blue Hill, village à 20 km de sa ferme, il vend ses légumes le samedi matin, et on fait la file pour acheter ses produits. Le week-end avant notre passage, il avait écoulé ses épinards en sept minutes. Sa recette hebdomadaire ? 2500 $. Donc plus de 10 000 $ par mois froid.

« En hiver, il y a vraiment une grande demande pour des produits frais. Et la vérité, c’est que bien des choses poussent. C’est juste plus lent. »

— Eliot Coleman

Un modèle local

Le modèle d’affaires de Four Seasons et le choix de vie de cet ancien hippie aujourd’hui vénéré par une jeune génération de fermiers en quête de revenus confortables et d’une solution de rechange à l’agriculture industrielle, c’est ce qui rend ce projet si particulier.

L’agriculture d’hiver n’est pas, en soi, une idée nouvelle. Il y a longtemps que les serres chauffées existent et nous permettent d’avoir des tomates ou de la laitue fraîches, québécoises, en plein mois de janvier.

La particularité du travail de M. Coleman, dans sa ferme de 40 acres, dont un acre et demi est cultivé, c’est que sa méthode agricole demande très peu d’énergie, voire pas du tout. Il peut ainsi vendre ses légumes à prix raisonnable tout en gardant une bonne dose de profits et ainsi gagner sa vie.

« Je ne m’intéresse jamais à la solution à 300 000 $, dit-il. Plutôt à celle à 30 cents. »

Hiver comme été, il ne travaille qu’avec des produits naturels et des techniques préventives pour éliminer insectes et mauvaises herbes (problèmes pratiquement inexistants en hiver). Il n’est pas certifié bio, car il n’en voit pas l’utilité. 

Eliot Coleman met en place des techniques d’agriculture qu’il a, pour la plupart, lui-même mises au point.

Pour faire pousser ses légumes, il utilise plusieurs techniques. Il a des tunnels de polyester scellés très près du sol – de la pellicule transparente montée sur de simples arcs de métal – où il plante par exemple des oignons en août pour les récolter au printemps, sans intervenir durant le processus. Durant l’hiver, il n’y a pratiquement pas d’évaporation, donc les sols restent humides. Le plastique laisse passer la lumière, mais protège les plantes des intempéries. Et il conserve la chaleur suffisamment pour que les oignons poussent dans un sol bien enrichi au compost et en rotation entre différentes cultures. En outre, en hiver, le ralentissement de la croissance et le froid découragent les mauvaises herbes et les insectes. Donc le fermier peut littéralement laisser ses plantes à elles-mêmes.

Autre technique : les serres non chauffées et amovibles. Là encore, on protège les plantes des intempéries et on profite de la chaleur du sol en ajoutant, en plus de la structure légère de la serre, une couche de protection directement au-dessus de la roquette, du « kale » ou des carottes. Ce matériau, sorte de gaze synthétique, laisse passer la lumière, mais retient l’humidité.

M. Coleman utilise aussi des serres à peine chauffées au bois et au propane, maintenues tout juste au-dessus du point de congélation. Là, il démarre notamment les pousses qui seront replantées ailleurs et il fait pousser des endives.

Ailleurs, il y a les poules, qui passent leur hiver dans une serre à roulettes, histoire de répartir les crottes qui engraissent le sol. Pondent-elles moins en hiver ? « Non, parce qu’on s’est rendu compte que le plastique de leur serre laissait passer les rayons UV, ce que la vitre ne permettait pas. »

La visite de la ferme des Quatre Saisons est remplie de ces détails, de ces trucs que M. Coleman a conçus avec l’expérience, pour maximiser la production à faible coût et au moindre effort, toujours pour rester rentable.

« Il y a une telle demande qu’on pourrait faire dix fois plus », dit l’agriculteur. La clé, c’est de trouver l’équilibre pour avoir juste le bon revenu pour la bonne quantité de travail. Pour faire dix fois plus, il faudrait embaucher plus de gens, gérer des équipes, acheter plus d’équipement, ajouter toutes sortes d’autres frais liés à une expansion. Serait-ce réellement si rentable ? Est-ce que ça améliorerait la qualité de vie de la famille ? M. Coleman choisit de rester à l’échelle qu’il a choisie et de ne pas vendre de produits au-delà de 25 km de sa ferme, aux particuliers comme aux restaurants. Parfois, s’il a un surplus, il offre ses légumes à quelques épiceries de Bangor, la ville la plus importante des environs. Mais encore…

Coleman veut vendre ses légumes, bien gagner sa vie, mais son modèle économique est local. Dépenser pour transporter loin n’est pas nécessairement rentable pour lui, pour la planète. Aujourd’hui âgé de 78 ans, ce hippie a traversé les décennies en restant fidèle aux principes qui l’ont fait sortir dans les années 60 de son univers chic et nanti des belles banlieues new-yorkaises pour vivre le retour à la terre.

Et ces principes l’ont bien servi. Quelque 100 000 $ par année de légumes frais, avec vacances en prime l’été. Et des oignons qui poussent tout seuls en février. Qui dit mieux ?

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