Littérature afro-américaine

Des plumes noires à l’ère du suprémacisme blanc

Un président qui tient des propos racistes, le Ku Klux Klan qui manifeste, des footballeurs qui s’agenouillent pendant l’hymne national… On se croirait revenu à une autre époque aux États-Unis. Comment est-ce possible ? Plusieurs livres parus cet automne abordent la question identitaire liée à la race et nous aident à mieux comprendre la situation. Des livres importants qui permettent de réfléchir à la place des Noirs dans la société américaine.

Howard Ramsby est professeur de littérature afro-américaine à la Southern Illinois University-Edwardsville. Il enseigne l’œuvre de Colson Whitehead et de Ta-Nehisi Coates à ses étudiants, de jeunes hommes afro-américains. « Depuis l’élection de Donald Trump et la visibilité grandissante du suprémacisme blanc, les gens se tournent vers des écrivains respectés, à la recherche de conseils et de pistes de réflexion », observe-t-il. 

« Coates réfléchit beaucoup à son expérience en tant que jeune homme noir dans différents environnements, précise le professeur. Ses écrits ont une résonance particulière auprès de mes étudiants, car ils peuvent faire des liens avec leur propre expérience. »

Le racisme décomplexé

Les livres de Ta-Nehisi Coates, de Colson Whitehead et de Toni Morrison arrivent à point dans le contexte politique actuel. « Nous sommes à un moment où la polarisation est très forte, c’est plus qu’un retour du balancier », note Bertrand Gervais, professeur au département d’études littéraires de l’UQAM. La réaction à l’élection d’Obama et au vent de progressisme qu’il a fait souffler dans son sillage a été violente, selon lui.

« Les intellos noirs élèvent la voix et sont plus acerbes dans leurs critiques. Ils voient l’héritage d’Obama dilapidé. »

— Bertrand Gervais, professeur au département d’études littéraires de l’UQAM

Les propos racistes de Donald Trump et de certains conservateurs américains nous ramènent à une époque que, peut-être naïvement, on croyait révolue. « Il y a une remontée du suprémacisme blanc en lien avec l’élection d’Obama », confirme Ginette Chenard, coprésidente de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, à l’UQAM. « L’élection d’Obama a déclenché une furie, une folie obsessionnelle. On n’a pas cessé de le déclarer illégitime, on a même dit : “Il n’est pas des nôtres.” »

Ginette Chenard rappelle que Rudolph Giuliani a déjà déclaré qu’« Obama n’avait pas été élevé de la même façon que nous, à aimer ce pays ». « Ce discours est à la base du suprémacisme blanc, souligne-t-elle. Et ça ne se disait pas ouvertement il n’y a pas si longtemps. Mais l’arrivée de Trump a fouetté ce qu’il y a de pire, du racisme et de la xénophobie. »

Qui est l’« autre » ?

C’est dans ce contexte que Ta-Nehisi Coates vient de faire paraître We Were Eight Years in Power – An American Tragedy (aux éditions One World), dans lequel il décrit Donald Trump comme le « premier président blanc ». « La blancheur est effectivement la caractéristique principale de Trump, observe Bertrand Gervais, qui est également titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques. Il n’a pas été élu pour ses compétences ni ses propos ni son programme, mais pour le simple fait qu’il est Blanc. »

Au même moment, Toni Morrison publie un recueil des discours prononcés en 2016 (The Origin of Others, Harvard University Press) et qui tournent tous autour de la question raciale, de l’identité et de la construction de l’« autre ». À partir d’œuvres littéraires, les siennes ainsi que celles de grands auteurs comme Faulkner et Hemingway, le Prix Nobel de littérature analyse le champ théorique et conceptuel dans lequel le racisme prend racine. Ses propos viennent en quelque sorte faire écho à ceux de Coates, qui est un de ses protégés.

Citoyens de seconde zone

Bien sûr, l’analyse du discours suprémaciste blanc ne peut être complète sans aborder la question de l’esclavage, une de ses institutions, un de ses piliers. C’est le thème du puissant roman de Colson Whitehead, Underground Railroad (Albin Michel), paru cet automne en français, dans lequel il dépeint avec réalisme les horreurs de l’esclavagisme.

« L’esclavage est un sujet incontournable, souligne Ginette Chenard qui a publié Le sud des États-Unis – Rouge, blanc, noir (Septentrion) l’an dernier. C’est le moyen de contrôle et de domination qui définit la différence entre les Blancs et les Noirs. Whitehead en parle, Coates aussi. Ce dernier décrit avec justesse la peur qu’ont les Blancs de perdre leur domination sur les Noirs, domination qui s’est abreuvée à l’esclavage et à l’exclusion. »

Dans Le procès de l’Amérique, publié aux éditions Autrement, Coates va jusqu’à comparer les Noirs d’Amérique aux intouchables de l’Inde, classe privée de ses droits les plus fondamentaux.

« Tant que nous n’aurons pas admis notre dette morale écrasante, l’Amérique ne sera jamais unie. »

— Extrait du Procès de l’Amérique, de Ta-Nehisi Coates

« Dans la perspective de Coates, l’histoire des Noirs est une tragédie, note Ginette Chenard. Ses écrits font peu de place à l’espoir. Il est fataliste. Contrairement à Luther King, il ne rêve pas. Il n’y croit plus. Et contrairement à Malcolm X, il ne croit pas aux réformes. En fait, il fait table rase. »

Une colère justifiée

On compare Ta-Nehisi Coates à James Baldwin, figure phare des années 60, personnage central de l’excellent documentaire I Am Not Your Negro, écrivain et intellectuel homosexuel qui incarnait la politique de la main tendue. « Coates, lui, refuse de se poser en porteur de solutions, affirme Ginette Chenard de l’Observatoire des États-Unis. Il n’est pas non plus militant et il refuse même de se dire intellectuel alors qu’il l’est. Par contre, ce n’est pas un écrivain en colère. Il est calme et pondéré. Mais ses propos soulèvent la colère des Blancs. »

En fait, pas seulement des Blancs. Certains intellectuels noirs sont eux aussi en porte à faux avec son analyse. C’est le cas de Thomas Chatterton Williams, collaborateur au New York Times et auteur d’un livre à paraître sur la question de l’identité raciale. Dans le numéro du 6 octobre dernier du quotidien, Williams exprime son désaccord avec la thèse de Coates, à qui il reproche de tout analyser à travers le prisme du suprémacisme blanc. « On réduit les gens à des catégories abstraites de couleur de peau et chaque camp nourrit et légitime l’autre », écrit-il en substance. Pour Coates, ajoute-t-il, la blancheur est un talisman, une amulette qui explique toutes les injustices. Dire que les Blancs ont ce pouvoir est une vision dangereuse que nous devrions rejeter.

« Coates est très extrême dans ses positions, reconnaît Ginette Chenard. Il exclut tout le monde, personne ne trouve grâce à ses yeux, il s’attaque même à Obama et remet ses réalisations en question. Il incarne un peu la fin du dialogue. Où veut-il nous mener ? On ne le sait pas encore, mais il est jeune, il a le temps. Je crois que cette nouvelle génération est prête pour une révolution tranquille. »

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