ENTRETIEN AVEC STÉPHANE DURAND

Rencontre du troisième type

Marc Labrèche avait des questions sur le temps. La Presse l’a mis en contact avec Stéphane Durand, un physicien passionné d’Einstein et d’insolite doublé d’un as de la vulgarisation. Que se passe-t-il quand de tels cerveaux se rencontrent ? En gros, un feu d’artifice où l’on parle autant du destin et du temps qui ralentit que de ce qu’on pourrait bien dire à une copie de soi-même venue du futur. La Presse a tenté de résumer les échanges.

Marc Labrèche : Ma mère, en vieillissant, me dit toujours qu’elle a la perception que le temps accélère. Et ça m’amène à me demander si, comme le laisse entrevoir le physicien Stephen Hawking, on pourra un jour manipuler le temps.

Stéphane Durand : Notre perception du temps relève de notre cerveau. Mais à la base, il y a le temps physique, et lui, on sait déjà comment le contrôler !

ML : On peut contrôler le temps ?

SD : Oui ! L’une des grandes découvertes d’Einstein est qu’on peut contrôler l’écoulement du temps de deux façons. La première est en allant très vite. La deuxième est en étant soumis à une force de gravité très forte. Si on fait ça, on ralentit le temps. Ce n’est pas de la science-fiction : ça a été vérifié de toutes sortes de façons. Nos GPS, par exemple, fonctionnent parce qu’ils tiennent compte du ralentissement du temps dans les satellites qui tournent autour de la Terre.

ML : Wow.

SD : Mais ça, c’est la partie la moins flyée. Parce que la question la plus fascinante, c’est : est-ce qu’on peut retourner dans le passé ? Et ça pose la question : est-ce que le passé existe encore ? Si je veux retourner une semaine avant, il faut que cette époque existe encore. Ça, ça n’a pas encore été prouvé, mais c’est une possibilité qui découle des équations d’Einstein et qu’il faut prendre au sérieux.

ML. Mais c’est un vrai sujet de recherche ? Il y a vraiment des scientifiques qui travaillent là-dessus ?

SD : Oui. Le physicien Kip Thorne, en 1988, a montré comment on pourrait peut-être construire une machine pour retourner dans le passé.

ML : Je capote. [Marc Labrèche lance en l’air la feuille de questions qu’il avait préparée pour Stéphane Durand.] Je n’ai plus besoin de ça. C’est obsolète et ridicule. Continue.

SD : La machine à remonter dans le passé, c’est spéculatif, mais c’est sérieux. À notre échelle, cependant, il se peut que ce soit instable et qu’il y ait des problèmes techniques.

ML : Ah. Ça, c’est plate. Tu as fait la moitié du voyage, pis là… Je vois le genre.

SD : Oui… Mais supposons que tout ça soit possible. Le passé existe encore et on a une machine qui permet d’y aller. La question qui reste, ce sont les paradoxes. Comment les contourner ? Et ça m’amène à te poser une question philosophique, Marc. Crois-tu au libre arbitre ?

ML : Ah ben là… Je ne sais plus. C’est que ça devient compliqué, un peu…

SD : Regarde bien. [Stéphane Durand se lève.] Je vais te montrer un voyage dans le temps cohérent. Disons que j’ai une armoire, ici, qui est une machine à reculer dans le passé de 12 heures. Il est minuit. J’entre dans la machine pour en ressortir 12 heures plus tôt, à midi. À midi, je suis donc là, et il y a une copie de moi qui sort de l’armoire. Je discute avec moi-même pendant 12 heures, puis, à minuit, je rentre dans l’armoire et la copie de moi continue seule. C’est absolument bizarre, mais ce n’est pas incohérent.

ML :  [Rires] Oui…

SD : Maintenant, regardons le paradoxe. Il est minuit. Je rentre dans la machine. À midi, une copie de moi sort. Je discute avec moi-même, sauf que là, je change d’idée. À minuit, je ne veux plus rentrer dans la machine. Ça pose une question difficile : la copie de moi qui est sortie à midi… d’où vient-elle, si je ne suis pas entré dans la machine à minuit ?

ML : C’est un bon après-midi pour moi. C’est le genre de discussion qui repose l’esprit et qui te calme par rapport à tes insécurités [rires].

SD : À minuit, il faut qu’il n’y ait qu’UN SEUL événement possible. Soit je rentre dans la machine, soit je n’y entre pas. Ça veut dire qu’on ne peut pas prendre toutes les décisions possibles. Notre libre arbitre doit être limité, au moins dans les boucles temporelles. Ou alors notre libre arbitre n’existe pas du tout, tout simplement. Quand j’ai l’impression de faire un choix, ne s’agit-il pas en fait d’un processus inconscient qui découle des lois de la physique ? Ce n’est pas impossible, même si plusieurs personnes trouvent ça complètement inacceptable.

ML : Spontanément, moi, ça ne me choque pas. Même si tout est gouverné par des lois, ça n’empêche pas mes émotions. Mes joies sont les mêmes. Et dans les moments où j’ai l’impression que je ne sais pas où ma vie s’en va, je peux même trouver ça rassurant.

SD : Moi, je suis comme toi. Je me dis : ce n’est pas grave. On est quand même responsable de ce qu’on fait.

ML : Mais ça veut dire que les choses abominables que les gens se font entre eux seraient causées par la matière et l’espace ? Dans l’absolu, le cosmos n’a pas de morale ? On jase, là… Je veux dire que les choses ne sont pas faites pour s’améliorer tout le temps ?

SD : Non, pas nécessairement. Les choses évoluent, point.

ML : Oui. Vers le bien ou le mal, ou les deux, ou la moitié des deux. Ou vers d’autres choses qu’on ne connaît pas.

SD : Exactement !

ML : Seigneur ! C’est quand même extraordinaire. J’ai l’impression que la philosophie telle qu’on la connaît est complètement en retard. Mais aurais-tu le courage, toi, de rencontrer ton toi-même venu du futur ?

SD : Ah oui ! Je le ferais même avec un délai plus long, disons 10 ans.

ML : Est-ce que tu essaierais de changer des choses ?

SD : On ne peut pas changer les choses.

ML : C’est vrai. Mais qu’est-ce que tu te dirais ?

SD : Bonne question ! Je n’ai encore jamais pensé à ça. Je me demanderais : as-tu changé d’idée sur tel truc ? Ou bien : est-ce que Trump a gagné les élections ? Il y a sûrement des questions meilleures que ça à poser, mais là, ça ne me vient pas.

ML : C’est merveilleux. C’est fascinant. Est-ce que tu fais des conférences ? Ou alors tu vas souper dans le Vieux-Longueuil et je pourrais m’asseoir à la table à côté et écouter discrètement ? Merci infiniment, Stéphane. Ce sont des moments qui m’auraient été inaccessibles sans cette rencontre.

SD : Ça fait plaisir ! Et si jamais tu veux une démonstration en direct d’armoire qui remonte le temps, tu me fais signe !

Le commentaire de Marc Labrèche

« Le prof Durand est un être exquis et un vulgarisateur scientifique supersonique. Tenter d’expliquer et de faire comprendre le temps scientifique à un néophyte comme moi relève de la haute voltige. Mais l’homme recherche, enseigne, écrit, discourt, répond puis rebondit avec la précision d’une pointe de diamant et l’agilité d’un faucon américain. Il a accepté de nous recevoir entre deux cours au cégep Édouard-Montpetit. Il avait reçu ma liste de questions à l’avance et s’était préparé si généreusement que, durant toute l’heure que nous avons passée avec lui, il enchaînait lui-même les questions et réponses, me laissant juste élégamment le temps de digérer le sublime qu’il m’apprenait avant de repartir en vol. Je le remercie sincèrement de m’avoir libéré de mon libre arbitre ainsi que Philippe Mercure d’avoir réussi à ramasser cette conversation à la fois précise et éthérée par écrit. »

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