BILLET CUBA

À la croisée des chemins

La semaine dernière, je me trouvais dans la province de Villa Clara, à Cuba, et j’ai eu l’occasion de discuter avec plusieurs Cubains de ce qu’ils entrevoient pour leur pays à l’aube de tous les changements dont ils sont témoins depuis une décennie.

Pour Yusif, guide dans la province de Villa Clara, l’accès à l’internet, beaucoup plus que le transfert de pouvoir de Fidel à Raúl Castro, est responsable des changements récents du pays. « Les Cubains ont pu voir ce qui se passait à l’extérieur de leur île. Raúl n’a eu d’autre choix que de suivre le mouvement de l’évolution technologique et de modifier sa politique intérieure. Sauf qu’il sait très bien que la continuation de la révolution passe par les prochaines générations, alors le gouvernement continue malgré tout à mettre l’accent, à l’école, sur les valeurs qui sont propres au régime. On leur dit qu’ici, l’État ne les laissera jamais tomber, qu’ils ne seront jamais seuls. L’éducation est entièrement gratuite. »

Yandris, détenteur d’une maîtrise en histoire, souligne l’impact sur son quotidien de cette éducation dont il a pu profiter. « L’université est gratuite et ouverte à tous, mais seulement 40 % des Cubains y accèdent, car les études ne sont pas faciles. Ici, tout est payé, mais il faut travailler très fort. Sauf qu’avec un master, on peut être engagé dans le secteur touristique et faire beaucoup plus d’argent. Moi, avec les pourboires, je gagne l’équivalent d’environ 250 $ US par mois. Ici, je suis un hotshot et j’aide beaucoup ma famille. Le salaire moyen à Cuba est d’environ 25 $ US par mois, donc vous pouvez constater la différence. En ayant des études supérieures, on peut accéder à plus. Donc oui, on est motivés. »

Et sinon, que font les Cubains pour améliorer leur quotidien ? « On se diversifie. On cumule parfois deux, trois emplois », me dit Yusif. « Un ingénieur mécanique peut faire de l’artisanat. On s’est toujours débrouillés, on se débrouillera toujours. Le Cubain est un combattant. »

Pour Yusif, les moments qu’il a passés hors de chez lui n’ont fait que confirmer l’amour qu’il nourrit envers son pays natal. « J’ai trouvé le climat froid, surtout sur le plan des relations humaines. Tout semble si compliqué chez vous. Moi, je n’ai pas besoin de porter de vêtements de marque pour être heureux. Je ne suis pas stressé au travail. Il n’y a pas de burnouts chez nous, le taux de criminalité est extrêmement bas. Personne ne possède d’arme à feu, il n’y a pas de sans-abri, de problèmes de drogue, tout le monde peut accéder à des soins de santé, et si je perds mon emploi, mes besoins de base sont assurés quand même. »

Alors, Cuba est-il un jardin d’Eden, à l’abri de la drogue, du crime et de la prostitution ? Évidemment, tout n’est pas rose.

Outre la répression envers les dissidents politiques qui, selon moi, traduit encore une faille énorme sur le plan du respect des droits de l’homme, le pays connaît un taux d’alcoolisme relativement important et le crystal meth a récemment fait son entrée dans les ports de La Havane. Je me rappelle également d’une promenade sur le Malecón en 2010 pendant laquelle une jeune femme m’avait proposé les services sexuels de son frère, dont elle était la pimp.

Et comment oublier ces jeunes femmes de mon âge, diplômées en architecture ou en anthropologie, avec lesquelles j’ai déjà discuté au bord de la piscine de l’Hôtel Nacional lors de ce même voyage ? En guettant le client, elles m’expliquaient ouvertement qu’elles n’avaient d’autre choix que de vendre leur corps pour accéder à un meilleur niveau de vie.

Désillusions

Cette année-là, j’avais enregistré à La Havane un album au studio Abdala, dans le quartier Miramar, où se trouvent les ambassades et les demeures des biens nantis et amis du régime. Un jour, accompagnée de mon amie Miroslava, originaire de Holguin, j’ai pris le thé chez un grand pianiste cubain qui avait de nombreuses connaissances au gouvernement et avait fait le tour du monde. Sa maison était digne des plus belles demeures de Westmount.

Miroslava, dont c’était la première visite à La Havane, en est ressortie en pleurant : « Toute ma vie, j’ai soutenu ma patrie parce que je la croyais dur comme fer lorsqu’elle me disait qu’ici, nous étions tous égaux, que nous avions tous droit aux mêmes choses. Ce que je constate aujourd’hui, c’est que mon pays m’a menti toute ma vie. Le vrai communisme n’existe pas. »

Et pourtant, Yandris est convaincu que l’économie du pays peut changer tout en maintenant ses valeurs communistes. « La solution idéale ressemblerait au socialisme vietnamien. Sauf qu’il faut absolument que l’embargo soit levé. »

Yusif partage cet avis tout en soulignant l’importance de préserver la culture cubaine. « Il faut que le développement économique et éventuellement le tourisme américain respectent notre culture. Les Canadiens, les Européens, lorsqu’ils viennent, s’adaptent à ce que nous leur offrons, au lieu d’essayer de changer ce qu’ils trouvent ici. Si le tourisme s’adapte aussi, nous aurons de grands résultats. Sinon, désolé. »

Les Cubains sont si profondément attachés, et avec raison, à leur culture et à leurs traditions que je peine à croire qu’ils se laisseraient rapidement envahir par un mode de vie totalement à l’américaine.

Et, d’une certaine façon, l’allégeance qu’ils prêtent à leur histoire, en laquelle ils n’ont eu d’autre réel choix que de croire pour survivre dans leur pays pendant près de 70 ans, ne fait-elle pas désormais partie de leurs traditions ?

Y a-t-il un sentiment plus désolant que celui de s’être battu pendant des décennies au nom d’un idéal qui ne sera jamais autre chose qu’une utopie ?

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