Chronique

On ne badine pas avec l’histoire

Pendant qu’une majorité de téléspectateurs québécois passent leur dimanche soir à vibrer devant les participants de La voix, ceux du Canada anglais ont droit à une curieuse série sur l’histoire du Canada.

Diffusée à l’antenne de CBC depuis deux semaines, la série documentaire Canada : The Story of Us suscite depuis quelques jours de vives réactions à l’échelle du pays. La première salve est venue des Acadiens. Ces derniers trouvent (et avec raison) qu’ils sont complètement absents de la trame historique racontée dans cette série, du moins dans les deux premiers épisodes qui ont été diffusés.

J’ai regardé ces épisodes et, à l’instar des autres critiques, j’ai été scandalisé par le résultat. Les séries télévisées historiques ne font jamais l’unanimité, mais celle-ci donne l’étrange impression d’avoir été faite pour diviser. Et pour fausser la vérité.

Dans le premier épisode, on voit Samuel de Champlain débarquer avec ses hommes sur les terres où sera érigée la ville de Québec afin d’y bâtir la première habitation permanente de la Nouvelle-France. Les expéditions faites précédemment en Acadie sont résumées en une phrase par la narratrice. Je comprends les Acadiens de ruer dans les brancards.

Ce qui cloche dans cette série, ce n’est pas tant ce que l’on dit que ce que l’on ne dit pas. Comment expliquer que l’on résume la présence des autochtones avant l’arrivée de Champlain en quelques minutes, alors qu’ils étaient ici depuis plusieurs siècles et en très grand nombre ?

Pour ces mêmes concepteurs, les Français sont crasseux et pouilleux (Champlain a l’air d’un névrosé paranoïaque), alors que dès leur apparition, les Anglais sont impeccables dans leurs uniformes rouge et blanc flamboyants. Quant aux femmes, elles sont quasi invisibles. Les Filles du Roy sont présentées comme des utérus ambulants dont le rôle est de grossir la population.

Avec ses nombreux raccourcis, cette série est un affront à l’histoire du Canada. Or, on ne badine pas avec l’histoire. C’est sérieux, l’histoire. On ne cesse de nous le répéter. Et là, l’équipe d’une boîte de production (Bristow Global Media) s’empare de ce sujet délicat et débarque avec ses gros sabots, ses abrégés dangereux et une armée de « vedettes canadiennes » pour nous l’offrir.

Quand je dis que l’histoire est sérieuse, cela veut aussi dire qu’il faut laisser l’histoire aux historiens. Les créateurs de cette série ont eu la mauvaise idée de demander à des personnalités, surtout connues au Canada anglais, de commenter les grands moments de notre parcours. Cette obsession de la vedette à tout prix et à toutes les sauces me désespère.

Ainsi, Colm Feore, Rick Mercer, Christopher Plummer et l’incontournable Adrienne Clarkson viennent nous dire que tel ou tel aspect de l’histoire canadienne est tellement « inspirant ». Dans les deux premiers épisodes, j’ai compté quatre ou cinq véritables experts de l’histoire du Canada. Et aucun ne provient du Québec.

Ce mauvais travail a été rapidement dénoncé. Dans une lettre publiée dans le Globe and Mail, des historiens et experts n’ont pas hésité à dire que les concepteurs de la série ne proposaient rien de moins qu’une « nouvelle version » de l’histoire du Canada.

« Est-ce que Justin Trudeau avait vu la série avant de présenter le premier épisode à l’écran ? », m’a dit hier l’historien Laurent Turcot, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Ce dernier, cosignataire de la lettre publiée dans le Globe and Mail, n’en revient tout simplement pas.

« C’est hallucinant. J’aurais tellement aimé assister à la réunion de production au cours de laquelle quelqu’un a eu l’idée de demander à Georges St-Pierre de commenter la bataille des plaines d’Abraham. Cette personne avait-elle pris de l’acide ? »

— L’historien Laurent Turcot

Dans un message publié mardi soir sur Facebook, l’anthropologue québécois Serge Bouchard a exprimé sa « colère » devant cette série « anglo-nombriliste ». Il dit souhaiter que des voix s’élèvent pour dénoncer les « incompétents » qui ont écrit le premier épisode.

Il est évident que des choix ont été faits afin de « faire vite » sur certains aspects de notre histoire. Comment expliquer que les cinq premiers épisodes racontent trois siècles d’histoire et que les cinq derniers détaillent uniquement le XXe siècle ? Un meilleur équilibre aurait sans doute permis de mieux cerner certains pans. Mais bon, il semble que les signatures de traité, c’est ennuyant pour les concepteurs de cette série.

Ça fait des mois qu’on nous prépare aux célébrations du 150e anniversaire du Canada. L’un des premiers gestes dans ce sens est une série télévisée complètement biaisée et ratée. Ça promet !

Interrogée par mon collègue Maxime Bergeron hier lors d’un point de presse, la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, a de nouveau refusé d’émettre un quelconque jugement sur la série. Même si elle dit être « sensible » au point des vues des Acadiens, elle invite les téléspectateurs mécontents à faire part de leurs commentaires à CBC. Elle a aussi tenu à dire qu’elle respectait l’indépendance de CBC.

À CBC, on m’a dit que la série n’a pas été financée directement par Patrimoine canadien, le ministère responsable des célébrations du 150anniversaire. « La série a été financée par le budget d’opération de CBC », m’a dit Emma Bédard, directrice des affaires publiques à la CBC. Reste que le logo « Canada 150 » apparaît clairement sur la page consacrée à la série.

Il est tout de même étrange que la ministre Joly affirme vouloir garder ses distances par rapport à CBC, mais qu’elle fasse mettre le logo d’un événement dont elle est responsable sur le site de la société dont elle est également responsable. L’indépendance et la distance sont des concepts à géométrie variable, on dirait bien.

Emma Bédard n’a pas voulu me dire combien avait coûté cette série, pour des raisons de « compétitivité » (un concept qui prive le public d’information pertinente et auquel la direction de Radio-Canada/CBC a souvent recours).

Elle a toutefois déclaré qu’elle comprenait que tout le monde ne puisse pas être d’accord avec la perspective présentée. « Les Canadiens se passionnent pour leur histoire et ont souvent des idées bien arrêtées sur la manière dont elle est présentée », m’a-t-elle écrit.

À la CBC, on se dit par ailleurs « ravi » de voir que la série a été regardée par un assez grand nombre de téléspectateurs (745 000 pour le premier épisode, 537 000 pour le deuxième) et qu’elle suscite une telle « discussion ».

J’ai aussi voulu savoir si Radio-Canada avait l’intention de diffuser la série en français. « Rien n’a été prévu dans ce sens », m’a confirmé Marie Tétreault, chef de la promotion à Radio-Canada. En effet, on serait complètement inconscient de diffuser cela au Québec.

De son côté, la boîte qui a produit la série a publié un communiqué, mardi, dans lequel il est dit que cette série a été commandée par « le réseau anglais de CBC pour un auditoire anglophone ». Si on suit cette logique, on façonne l’histoire en fonction de l’auditoire qui est visé ?

Le scandale, il est là, à mon avis. Ce projet, qui a des allures d’infopub, a été pensé et conçu pour les anglophones. « On va se faire une série qui va raconter notre propre vision de l’histoire du Canada », se sont dit ceux qui sont à l’origine de ce projet. C’est inconcevable !

Quand un pays est fait d’une nation fondatrice et d’autres peuples comme les Français et les Anglais, et quand il s’enrichit au fil du temps de nombreux autres architectes comme les Écossais, les Irlandais, les Chinois, les Italiens, les Libanais et les Syriens, on ne peut pas regarder l’histoire de ce pays par une seule lorgnette.

C’est trop réducteur, trop égoïste, trop malhonnête.

Après avoir vu cette série qui tourne les coins rond, on n’a vraiment pas envie de faire un « square dance » pour célébrer le 150anniversaire du Canada. Vraiment pas.

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