Chimiothérapie

« Combien de morts ça va prendre ? »

Sur sa photo funéraire, Paul Allard sourit. Mais ses proches ne pourront jamais oublier son visage cauchemardesque des derniers jours.

Après s’être fait retirer une tumeur au côlon, le grand-père de Sherbrooke débordait d’énergie. Mélomane, inventeur fantaisiste et ébéniste à ses heures, l’homme de 69 ans était déjà de retour sur les pentes de ski et les courts de tennis. Grand voyageur, il planifiait un voyage dans les Alpes ou en Corse.

Aucune trace de métastases. Des ganglions intacts. Trois chances sur quatre d’en avoir fini avec le cancer. Tous les espoirs étaient permis…

Pour diminuer encore – très légèrement – les risques de récidive (de 5 %), Paul Allard a même accepté de subir une chimiothérapie par voie orale. Du 3 au 5 février 2011, il a avalé cinq comprimés de capécitabine (Xeloda) – l’équivalent du 5-Fluorouracil (ou 5-FU), utilisé depuis des décennies par intraveineuse.

« L’oncologue disait que sa chimio était légère, de ne pas s’inquiéter, que Paul pourrait arrêter quand il voulait », dit sa veuve Colette Bibeau.

Deux semaines plus tard, Paul Allard agonisait aux soins intensifs.

PHOTOS INSOUTENABLES

Pour documenter la fin de son mari, l’ex-professeure de communications a pris des photos insoutenables. Le corps gonflé du sexagénaire y apparaît difforme. Sa peau nécrosée s’arrache en lambeaux rouges et noirs. « Comment ça se fait qu’on nous envoie un grand brûlé ! », a lancé, en le voyant, un préposé du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS).

Paul Allard était alors hospitalisé depuis quelques jours. Malgré ses intestins en déroute, sa bouche noire comme du charbon, sa langue et ses sécrétions – si épaisses qu’un calmant risquait de provoquer l’étouffement –, il a fallu que sa femme tempête, dit-elle, pour que les spécialistes dépassés le transfèrent aux soins intensifs. Où Paul Allard est mort, placé dans un coma artificiel censé alléger ses souffrances.

« Juste avant que le cercueil ne soit fermé, j’ai touché son bras. La manche de sa veste était vide ; son corps s’était désintégré… »

— Colette Bibeau

Colette Bibeau a mis trois ans à s’en remettre. Jusqu’à ce qu’elle décide de porter plainte, l’an dernier. Le médecin examinateur du CHUS lui a assuré que Paul Allard n’est pas mort faute de soins adéquats, mais en raison d’« une complication rare avec une progression inattendue, rapide et agressive ».

Aucun médecin, même aux cheveux blancs, n’avait jamais vu une mort aussi fulgurante. Mais les complications déplorables ne sont pas rares pour autant, proteste Colette Bibeau : « Combien de morts ça va prendre ? »

FATAL OU PRESQUE

Chaque année, le Xeloda et le 5-FU sont prescrits à des milliers de Québécois atteints de cancer colorectal, du sein, de l’œsophage, de la tête ou du cou. Leur formule crème soigne aussi le cancer de la peau. Pris seuls ou dans un cocktail de remèdes, ils sauvent et prolongent tous énormément de vies.

Le problème, révèlent plusieurs études, c’est qu’ils tuent de 0,5 à 1,3 % des utilisateurs. Et en rendent quantité d’autres très malades. Jusqu’à 15 % des usagers subissent des effets indésirables assez invalidants pour forcer leur hospitalisation. Et jusqu’à 4 % frôlent la mort1.

Au Canada, chaque année, le ministère de la Santé se voit rapporter près de 500 cas suspects, dont 20 à 30 morts.

« On joue à la roulette russe », conclut avec indignation Mme Bibeau.

Neuf mois après son mari, une femme de Granby est morte au même centre hospitalier, à cause du même médicament. En 2007, c’est un ancien collègue de la professeure qui avait failli connaître le même sort. « Avant d’entrer aux soins intensifs, je marchais sur des aiguilles et j’avais les paumes comme du foie de veau, raconte Bernard Chaput.

« Je ne me suis pas inquiété avant de faire 41 degrés de fièvre, parce qu’on m’avait prévenu que la chimio, c’était dur. Mais en me voyant, le médecin a dit : “Le Xeloda est en train de vous tuer !” »

— Bernard Chaput

ÉVITER LE PIRE

Certains syndromes et réactions allergiques sont encore imprévisibles. Mais on sait depuis des années déjà que des patients peinent à éliminer le 5-FU ou en sont, plus rarement, incapables. Piégé trop longtemps dans leurs cellules, le remède ravage leurs organes et leur système immunitaire.

Souvent, le problème est d’origine génétique. Le patient manque de dihydropyrimidine-déshydrogénase (ou DPD), une enzyme vitale pour dégrader le 5-FU. « Quand un patient a cette mutation, les monographies disent clairement de ne pas utiliser ce traitement, que ce ne serait pas sûr », confirme Philippe Bouchard, pharmacien à Maisonneuve-Rosemont.

Mais personne n’a jamais parlé de ces risques à Paul Allard, jure sa veuve. Encore moins de l’existence d’analyses qui auraient pu lui sauver la vie. Même si celles-ci sont de plus en plus utilisées en France, en Allemagne et au Royaume-Uni.

En réponse à la plainte de Mme Bibeau, le CHUS a confirmé avoir « suspecté en cours d’hospitalisation » une telle déficience, mais ajouté : aucun test n’est « disponible et utilisé dans notre milieu ».

La loi ne permet pas au CHUS de parler d’un patient. Mais le Dr Michel Pavic, du service d’hémato-oncologie, souligne que les autres hôpitaux canadiens ne font pas le dépistage non plus, puisqu’aucun organisme officiel ne recommande de le faire. Si un test devenait facilement disponible, ce pourrait être une bonne chose, dit-il. « Mais en oncologie, il y a tellement d’autres drames, d’autres besoins non couverts et d’autres choses qu’on n’arrive pas à payer... On gère la crise. »

FINIE LA ROULETTE RUSSE

Ailleurs, c’est différent. «  Dans notre centre, on s’est dit qu’il fallait que les gens arrêtent de mourir alors qu’on voulait les soigner ! C’est une priorité de santé publique », déclare la Dre Michèle Boisdron-Celle, biologiste et pharmacologue à l’Institut de cancérologie de l’Ouest, en France.

Depuis 2000, son équipe fait des analyses sanguines avant-gardistes, capables de repérer les problèmes d’origine génétique et de cerner l’ampleur des dysfonctionnements métaboliques – peu importe leur cause. Ce qui permet de personnaliser d’emblée la dose de chaque patient.

Déjà, plus de 80 hôpitaux français ont adopté sa méthode. Ce qui revient bien moins cher que de payer les coûts astronomiques liés aux complications, selon une demi-douzaine d’études européennes.

« Avant, on dépistait souvent le cancer du côlon trop tard ; les patients en avaient pour six mois ou un an à vivre. Prendre autant de risques quand on offre des traitements adjuvants [simplement préventifs] est difficilement acceptable. »

— La Dre Michèle Boisdron-Celle, biologiste et pharmacologue à l’Institut de cancérologie de l’Ouest, en France

Autre avantage des traitements personnalisés : leur efficacité accrue. Car plus du tiers des malades ont le problème inverse : ils éliminent le 5-FU trop rapidement et risquent donc de voir leur tumeur réapparaître quand on n’augmente pas leur dose.

AU COMPTE-GOUTTES

Au Québec, il arrive que la Régie de l’assurance maladie autorise les médecins à faire dépister les déficiences en DPD par des laboratoires étrangers. L’an dernier, cela s’est produit à deux reprises, car les analyses réclamées avaient été jugées pertinentes dans ces cas précis. Les requêtes n’ont toutefois jamais été assez nombreuses pour qu’on envisage l’opportunité d’offrir largement ces analyses génétiques (ou le dosage personnalisé) à l’intérieur du réseau, indique le ministère de la Santé du Québec.

En attendant une possible révolution (voir encadré), les médecins prennent d’autres précautions. « Les effets redoutables, j’en ai vu seulement une ou deux fois en dix ans. C’est très rare. Mais il est très courant que des patients réagissent mal au point de devoir stopper le Xeloda, alors on ne leur donne jamais la pleine dose d’emblée », rapporte le Dr Nathaniel Bouganim, spécialiste du cancer du sein au Centre universitaire de santé McGill.

On compte aussi sur la vigilance des patients et sur les infirmières spécialisées en oncologie. « Plus on reconnaît vite les effets secondaires, plus on arrête vite la médication et plus on évite les gros problèmes. Il ne faut pas rester chez soi en se disant que ça doit être normal parce que c’est de la chimio. »

À Sherbrooke, l’oncologue de Paul Allard a justement semblé surpris de voir chez lui autant de symptômes aussi rapides, affirme Colette Bibeau. « Il a quand même déclaré que tout serait réglé en quatre ou cinq jours. Mais rendu là, Paul ne pouvait plus parler ni avaler… »

1. Effets dits de grade 3 et 4, tels qu’ils ont été rapportés, entre autres, dans les journaux Pharmacogenomics, en 2009, et Clinical Colorectal Cancer, en 2010.

Chimiothérapie

UNE RÉVOLUTION À VENIR ?

Le réseau de la santé québécois pourrait bientôt offrir davantage de tests révolutionnaires pour mettre fin aux traitements mal dosés ou mal adaptés. La Presse a appris que, durant l’été, le ministère de la Santé du Québec a envoyé à Génome Québec et à sept établissements un « appel d’intérêt » concernant l’implantation de tests génétiques. De nombreux traits génétiques liés à l’efficacité ou à l’innocuité des traitements sont déjà repérables. Profiter des progrès de la médecine personnalisée permettrait d’économiser – notamment en évitant les hospitalisations causées par l’approche « essai et erreur » – et d’avoir ainsi « plus de marge financière pour accéder aux médicaments », se réjouit le Dr Gerald Batist, chef de l’oncologie à l’Hôpital général juif. Dans la même logique, on a déjà commencé à adapter les traitements aux caractéristiques des tumeurs.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.