Chronique

Les romantiques et les industriels

Si Kraft décidait d’inventer du fromage en tranche bio ou de la mayonnaise fièrement vegan, y croiriez-vous ?

Si Cadbury annonçait qu’elle lançait une gamme de Dairy Milk au cacao équitable, achèteriez-vous le chocolat et ses prétentions ?

Une grande marque établie qui désirerait devenir plus « moderne » en prenant les attributs qui font le succès des petits aura-t-elle l’air un peu ridicule de l’adulte qui essaie de s’habiller comme un ado ?

Et, dans le sens inverse, quand vous apprenez que votre petite marque préférée a été rachetée par une grande société et sera maintenant distribuée dans toute la province, même dans les grandes surfaces, changez-vous d’opinion au sujet du produit ?

De plus en plus, dans le monde alimentaire, on cherche du vrai, du naturel, du bio, du « traçable ». Mais comment combiner ces valeurs avec la réalité commerciale de la grande distribution et de ses tablettes ? Des produits peuvent-ils être 300 % écolos, granos, locaux, artisanaux et vendus chez Costco ?

Voilà une des questions dont ont discuté cette semaine les participants à un colloque organisé par Dux, une des nombreuses initiatives alimentaires chapeautées par Québec en forme, ici pilotée par le groupe de communication Edikom.

Pour diriger une des discussions, on avait invité Alain Chalifoux, président de Laiterie Chalifoux, qui a pimenté le tout de son humour, mais aussi d’exemples d’entreprises qui ont su grossir leur production sans pour autant changer la qualité de leurs produits. Bilboquet dans les années 90, Fontaine Santé, Le Bedouin, aussi dans sa région de Sorel-Tracy, où l’on fabrique des fromages libanais – notamment du labneh – maintenant vendus à grande échelle.

« Je ne vous aurais pas dit ça il y a 25 ans. Mais aujourd’hui, oui, on peut grossir et rester fidèle à tout ce qu’on était quand on a commencé. »

— Alain Chalifoux, joint au téléphone, hier, pour poursuivre la discussion

Pourquoi ?

D’abord, il y a 25 ans, quand les entreprises grossissaient, elles n’essayaient même pas de rester exactement comme à leurs débuts. L’objectif était d’augmenter leur production et leurs revenus, point. « Aujourd’hui, une entreprise ne peut pas penser comme ça. » 

Ensuite, dit-il, la technologie a beaucoup évolué et permet de produire différemment. « On peut faire naturellement des choses aujourd’hui qu’on ne faisait pas avant. » M. Chalifoux pense, par exemple, aux nouveaux appareils travaillant sous vide, qui protègent la nourriture de l’oxygène et donc de l’oxydation qui transforme l’apparence des aliments. Ainsi, dans bien des cas, des additifs ne sont-ils plus nécessaires. Les techniques de nettoyage d’aujourd’hui permettent aussi de garder les environnements de production plus à l’abri que jamais, ce qui diminue les besoins d’agents de conservation.

Donc, l’augmentation de la production n’est pas synonyme de dénaturation des aliments.

Mais M. Chalifoux croit aussi qu’on a souvent une vision trop romantique de ce qu’est la production artisanale.

En fait, a-t-il expliqué mercredi, quand toute entreprise alimentaire agrandit ses installations et augmente sa production, elle doit devenir plus rigoureuse, plus constante, ce qui, souvent, améliore la qualité des produits. Les normes d’hygiène deviennent plus cruciales, donc elles sont mieux respectées. Les recettes sont stables.

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Mais comme consommateurs, n’avons-nous pas la perception que la recette change dès qu’une marque grossit, quoi qu’il en soit ?

Ou est-ce seulement une impression qui affectera une mince tranche de consommateurs, les premiers à avoir adopté la marque, ceux en quête de différence et d’exclusivité que toute marque est condamnée à perdre tôt ou tard ?

La réalité, comme le dit M. Chalifoux, c’est que, dans le passé, bien des marques ont effectivement changé leurs produits en grossissant. Donc, cet héritage doit être reprogrammé.

Dans son livre sur l’histoire de Starbucks, Howard Schultz, le fondateur de l’entreprise, explique comment il s’est battu, au départ, pour que les grains soient triés sur le volet et torréfiés parfaitement et que le lait chez Starbucks soit uniquement du lait entier. Parce que c’était ça, la clé du vrai bon goût du cappuccino ou du café au lait, selon lui. Starbucks n’a pas suivi ces principes, s’est immensément développé autrement, mais aujourd’hui, presque 30 ans plus tard, la marque essaie de redevenir le petit cool de ses débuts et doit, pour ce faire, développer une sous-marque, Reserve.

La marque de fromage Oka a aussi dû créer une autre marque, Oka Classique, pour revenir au goût de départ, celui qui a lancé ce fromage québécois avant que la production s’industrialise.

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Mais dans cet univers, les perceptions règnent et déterminent bien des choses. Pour chaque petite entreprise dont on a l’impression qu’elle a perdu son âme, peut-être y a-t-il une petite entreprise mignonne qu’on adore qui n’est pas vraiment artisanale… Tom’s of Maine appartient à Colgate. Le chocolat bio Green and Black’s est une marque de Cadbury, et les céréales Kashi sont en fait des céréales Kellogg’s…

Le petit fromage affiné de l’artisan ? « Souvent, ils sont faits avec des pâtes achetées chez un gros », explique Alain Chalifoux. Ce ne sont pas tous des petits fromagers traditionnels qui traient eux-mêmes leurs brebis…

Et, de l’autre côté, M. Chalifoux constate que des grandes sociétés, notamment Agropur, commencent à gagner des prix pour la qualité de leurs produits, aux côtés des artisans, dans les mêmes catégories.

« Et saviez-vous, ajoute-t-il, que c’est Molson qui fait la bière de microbrasserie Creemore ? »

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