Mémoire pleine et trous de mémoire

Vers la fin de sa vie, ma mère parlait très peu. Sa voix avait faibli en même temps que son cerveau. Mais si je chantais le début d’une chanson, son regard s’allumait et, en souriant, elle enchaînait. Les mots apparaissaient par magie et le timbre de sa voix reprenait un peu de lustre.

Ce petit miracle s’est présenté à bien d’autres que moi, auprès d’une personne atteinte de dégénérescence cérébrale.

Isabelle Peretz se réjouit de la portée de ce phénomène. Elle est spécialiste en neurocognition de la musique, professeure à l’Université de Montréal.

Ce qu’on en sait pour l’instant, selon elle, c’est que certaines régions du cerveau impliquées dans la perception musicale se trouvent préservées même à un stade avancé de dégénérescence. Cette réserve constitue ce qu’elle appelle une mémoire musicale autobiographique. La personne atteinte de pertes cognitives a soudain accès à son identité, à une reconnaissance de soi par la musique.

Mme Peretz insiste sur le fait que la musique mobilise de vastes réseaux du cerveau et non pas une zone localisée.

C’est ce qui fait que pour le musicien professionnel, le travail qui consiste à mémoriser de la musique pour la jouer sans partition (et sans erreurs !) va demander une intense activation du cerveau. Si on finit tous par mémoriser l’air et les paroles d’une chanson en l’écoutant à répétition, c’est un autre défi de s’approprier une grande œuvre de Beethoven, assez pour la jouer avec des fleurs sur le piano au lieu de la partition, comme Marc-André Hamelin ici : 

En parcourant le site internet de Marc-André Hamelin, on calcule rapidement qu’il devra jouer, pour le seul mois de novembre, quelques centaines de pages de musique de mémoire. Sans trébucher, vous pouvez en être certains.

Scott Ross, avec qui j’ai étudié à l’Université Laval, jouait tous ses récitals de mémoire, ce qui est très inhabituel au clavecin. La pratique de jouer sans la partition est devenue courante avec les romantiques. Auparavant, il semble que ça pouvait être perçu comme un manque de respect envers le compositeur, voire de la prétention.

Comme c’était facile et naturel pour Scott de jouer de mémoire, il s’attendait à ce que ses élèves en fassent autant. Certains n’y arrivaient simplement pas ou refusaient. D’autres avaient eu l’entraînement très jeunes, ayant d’abord été pianistes, et s’y mettaient sans trop de problèmes. Je relevais le défi tant bien que mal, en multipliant toutes les stratégies possibles, sans avoir l’impression de trouver la bonne.

Se fier uniquement à la mémoire des muscles, bien entraînés à jouer une pièce, est possible mais dangereux. À la moindre hésitation, vous ne savez plus comment continuer. Et ces blocages surviendront plus facilement sous stress… donc sur scène !

À l’autre extrême, mémoriser le nom de toutes les notes est impensable : on en joue plusieurs à la fois au clavier. Par contre, je mémorisais certaines mélodies par le nom des notes pour bien les inscrire, en plus de réciter des enchaînements d’accords, mémoire plus architecturale. Visualiser la partition comme un PDF semble facile pour certains, impossible pour d’autres. Il y a bien sûr la mémoire auditive : entendre la suite de l’œuvre dans sa tête suffit, pour certains, à trouver le chemin sur le clavier. Pour moi, ce n’est pas toujours automatique. Aucune technique n’étant infaillible, chaque musicien les mélange à son gré.

Chaque fois que je tombe sur un article évoquant la mémoire musicale, j’espère trouver la recette d’une potion magique. Je suis toujours déçue de voir défiler la liste des stratégies que je viens d’évoquer… et pas beaucoup plus, sinon le constat que l’entraînement rend l’exercice plus abordable, mais qu’il demeure pénible et exigeant pour beaucoup.

Ah oui ! il y a bien sûr un fait exaspérant : certains sont bénis d’un don particulier et mémorisent tout sans le moindre effort. Pour le commun des mortels, pas d’autre choix que le travail.

La musique est-elle plus difficile à mémoriser que le texte pour l’acteur ? Jean Marchand est l’oiseau rare pour répondre à cette question.

Le comédien a incarné « Monsieur musique » dans Unité 9 précisément parce qu’il est aussi un pianiste accompli. On le voit maintenant dans la série Wynonna Earp.

Jean admet que le texte de théâtre a souvent un contenu plus concret qu’une partition musicale. Le fil de l’histoire contribue à l’ancrage des mots dans la mémoire. En musique, c’est un travail d’analyse approfondi qui prépare la mémorisation pour lui. « Une compréhension architecturale profonde permet de dégager la résonance en soi, de s’approprier l’œuvre », ajoute-t-il.

Jamais il ne se fie à la mémoire musculaire. La visualisation de la partition, si elle surgit parfois spontanément par fragments, n’est pas recherchée par le pianiste.

Pour Jean Marchand, le fait de jouer de mémoire n’est pas un absolu : si ça permet d’atteindre un autre niveau d’introspection, tant mieux, mais pour certaines œuvres d’écriture particulièrement complexe, il voit des avantages à rester en contact visuel avec la musique.

Il évoque le pianiste français Alexandre Tharaud, connu pour jouer tous ses concerts avec les partitions. Si certains le critiquent pour cela, Jean est catégorique : « Après quelques mesures, on n’y pense plus ! »

Le musicien-comédien termine avec un constat un peu triste, mais souvent entendu : le processus de mémorisation devient de plus en plus ardu, en vieillissant, et l’exercice de jouer de mémoire d’autant plus stressant.

La mémoire musicale bienfaisante des vieux jours sera pour plus tard.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.