Entrevue avec le sociologue Hartmut Rosa

Apprendre à résonner

Avez-vous déjà été secrètement déçu au retour d’un coûteux voyage censé être parfait ? Et avez-vous au contraire été ému par un banal morceau de ciel entrevu à travers votre pare-brise ?

Hartmut Rosa pense savoir pourquoi.

« Plus on essaie de contrôler le monde, plus il nous échappe », résume le sociologue allemand.

Lauréat du prix Erich Fromm, parrain de la chaire de l’UNESCO sur la philosophie avec les enfants, Rosa figurait parmi les « 21 penseurs à lire en 2021 » de Philosophie Magazine.

Pour un sociologue allemand, Rosa est très accessible. Il se méfie des théoriciens qui élucubrent des concepts n’allumant aucune flamme, même en eux. Lui préfère les grandes questions vécues par tous. Comme le rapport au temps, au travail, à la vie.

Depuis 30 ans, il critique l’agitation frénétique du quotidien et la perte d’intériorité. La pandémie a renforcé ses thèses. C’est une pensée mûre pour son époque.

J’ai lu quelques-uns de ses livres l’hiver dernier. À ma surprise, il a accepté de me parler par Zoom de son bureau de l’Université Friedrich-Schiller. Le rendez-vous a dû être pris un mois à l’avance. L’homme est fidèle à ses théories : il ne surcharge pas son horaire.

Sa diction est lente et précise. Il cherche toujours le mot exact, avec un plaisir gêné quand la formule le satisfait.

« La pandémie m’a beaucoup fait réfléchir. Le temps a ralenti. On pouvait faire tout ce qu’on s’était promis de faire. Par exemple, enfin lire Shakeaspeare. Puis on a réalisé qu’on trouvait ça plate, alors on est retourné sur YouTube… »

Rosa s’intéresse depuis plusieurs décennies à l’accélération du rythme de la vie. Il accuse le capitalisme qui incite à toujours innover, produire et consommer davantage. Cette incessante compétition ressemble à un escalier roulant qui descend contre nous. Il faut avancer pour rester sur place. Sinon, on recule et on tombe.

Ce diktat de la vitesse et de la croissance est au fondement de notre société. On l’accepte, comme s’il allait de soi. Il est « invisible, dépolitisé, indiscuté, sous-théorisé et inarticulé », déplore Rosa.

La psychopop réagit avec une recette. Des trucs pour accéder à un bonheur plus performant. La pleine conscience avec des abdos découpés et un chalet DEL…

Rosa fait le contraire. Il ne cherche pas une solution. Il s’intéresse aux causes sociales de ce déséquilibre. La source, selon lui : la technologie. Elle a brisé ses promesses.

Il n’y a pas si longtemps, on rêvait à l’avènement d’une société des loisirs, où le travail n’occuperait qu’une place secondaire dans nos vies. Et pourtant…

On dort moins et on fait plus de choses en même temps.

Au début du XXsiècle, Georg Simmel constatait que les citadins interagissaient avec plus de gens, mais en nouant des relations moins profondes. Rosa croit que cela vaut aussi aujourd’hui pour notre rapport à la nature, aux objets et aux expériences.

Le présent est sans cesse compressé. En bon sociologue allemand, il a un mot imprononçable pour le dire : « Gegenwartsschrumpfung ».

« Prenons l’exemple du courriel. Il rend plus efficace. On peut communiquer en quelques secondes. En principe, cela devrait libérer du temps. Mais le contraire arrive. On reçoit plus de messages, auxquels on doit répondre plus vite. La liste de choses à faire n’en finit plus de s’allonger. »

— Hartmut Rosa

Rosa marque une pause. Il ajoute avec un petit sourire inquiet : « Pourquoi on vit comme ça, au juste ? »

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Pour une femme, un gai ou une personne qui avait mal aux dents, le XVIIIsiècle n’était pas idéal.

Rosa est d’accord. « Je ne suis pas un nostalgique », insiste-t-il. Mais cela ne dispense pas de critiquer son époque.

Héritier de l’École de Francfort, il démonte nos mécanismes sociaux pour en exposer les travers. La planète n’a jamais été si petite. On a accès à toutes les expériences, toute la connaissance, toute la culture. À plus de possibilités que notre imagination peut en concevoir.

Cet « élargissement du monde disponible » n’est pas neutre. Il augmente nos envies. Cette quête mène de plus en plus loin. Jusqu’en orbite.

« Regardez les milliardaires qui vont faire du tourisme dans l’espace. La Terre ne leur suffit plus… »

— Hartmut Rosa

Mais tous n’ont pas le luxe du temps. Le citoyen ordinaire ne peut que rêver à cette oisiveté. Il se rabattra sur l’achat d’un télescope, satisfait de savoir qu’il pourrait, en théorie, observer le cosmos. Même s’il s’en servira à peine.

Selon Rosa, on cherche à élargir notre capacité à avoir des expériences. On les accumule, on les stocke. Ça devient du fétichisme. On en vient à désirer l’objet lui-même, à jouir de sa simple possession. À se dire qu’on pourra en profiter, un jour, peut-être…

Autre exemple : vous ouvrez votre ordinateur. Tous les albums imaginables sont en ligne. Vous butinez pendant 10 minutes avant de faire le bon choix. Puis après quelques secondes d’écoute, insatisfait, vous essayez de trouver mieux.

On est à la fois frustré par ce qui nous manque et déçu par ce qu’on possède. Par tous ces plaisirs vite digérés qui ne rassasient pas.

Rosa cite le dramaturge allemand Von Horvath : « On finit par avoir l’impression qu’en fait, nous sommes quelqu’un de très différent. Nous n’avons simplement pas le temps d’être ce quelqu’un… »

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Ce qui nous ramène à l’exemple de départ du voyageur. Celui qui s’est acheté le séjour luxueux a des attentes. S’il pleut, il se sentira floué. Comme si le bonheur était un produit, une clause du contrat pour lequel il avait payé.

Cette volonté d’« élargir notre accès au monde », c’est aussi une tentative de le mettre à notre service.

Tout doit nous être utile. On ne se laisse plus surprendre. On devient sourd à la beauté de ce qui nous entoure.

Rosa n’est pas le premier penseur à diagnostiquer une crise de sens. Marx parlait d’aliénation, Weber de désenchantement, Camus de l’absurde et Lukács de réification.

Mais Rosa fait un pas de plus. Il montre la sortie de secours.

C’est son autre grande idée : la « résonance ». Soit l’expérience au début du texte de celui qui se laisse émouvoir par un paysage en apparence banal qui s’offre sans avertissement.

Une relation sans désir de contrôle ou de possession. Une pure disponibilité à son environnement.

« On a tous déjà vécu quelque chose de semblable, lance-t-il. C’est universel mais difficile à décrire. Je vais vous donner un exemple personnel. Je skiais dans les Alpes suisses, proche de Berne. Je ressentais la présence physique de la montagne, elle ondulait presque. En voyant ses sommets, j’ai eu un attachement immédiat, comme si j’étais connecté à eux. Ça ne relève pas de la logique. C’était un profond sentiment d’appartenance. »

Rosa énumère quelques conditions à la résonance : entrer en relation avec quelque chose, sans essayer de la contrôler, et en acceptant d’être affecté.

La lenteur n’est pas forcément bonne, précise-t-il. La résonance peut se vivre en dévalant une pente à vélo ou durant un concert rock à 100 décibels.

La résonance, ce n’est pas non plus une retraite de yoga d’une semaine, pour « travailler sur soi » afin de retourner au bureau les batteries chargées, prêt à performer.

Rosa ne dit pas de regarder en soi. Il invite plutôt à s’ouvrir les yeux. Car la vie est ailleurs.

Je lui parle de Charles Taylor, sur qui il a fait son doctorat et qui est devenu son ami. « Je pourrais en discuter pendant des heures, s’enthousiasme-t-il. Pour lui, on est des animaux qui interprètent leur propre vie. »

Rosa a poussé l’idée plus loin. Le sens ne provient pas que des relations avec les humains. Il découle aussi du rapport avec la nature et tout ce qui nous entoure.

C’est ce qui a rendu la pandémie si pénible. C’était la lenteur sans la résonance. Et il a fallu se réhabituer à interagir avec les autres.

« Les interactions sociales sont un besoin vital. Mais paradoxalement, moins on voit les gens, moins on a envie de les voir. On se forçait pour sortir à nouveau avec des amis au restaurant ou au théâtre. Puis une fois rendu, on faisait le plein d’énergie. »

Au début de la pandémie, il était optimiste. Il espérait qu’on tire des leçons. Si on a pu clouer les avions au sol, on devrait freiner la pollution qui réchauffe la planète et appauvrit la biodiversité.

« Mais je constate maintenant que les gens étaient très pressés de retourner à la normalité, lance-t-il. Au moins, sur le plan personnel, on a peut-être évolué. »

« Le virus déstabilisait parce qu’il était incontrôlable. Comme la vie, au fond. C’est une réalité existentielle avec laquelle on doit apprendre à vivre. »

— Hartmut Rosa

Suggestions de lecture pour découvrir Hartmut Rosa :

Pour une introduction courte et claire.

Pour une version un peu plus longue et très accessible.

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