Chronique Lysiane Gagnon

Ma guerre du Viêtnam

On souligne cette semaine l’anniversaire de la chute du gouvernement proaméricain de Saigon aux mains des forces communistes (1975) – l’événement qui allait jeter sur les mers des centaines de milliers de boat people… dont beaucoup furent chaleureusement accueillis au Québec, comme les familles de la romancière Kim Thúy, du journaliste Tu Thanh Ha, du cinéaste Kim Nguyen ou du designer Andy Thê-Anh.

Je suis de la génération qui a « vécu » cette guerre – bien loin des souffrances endurées par le peuple vietnamien. Cette guerre de 20 ans a mobilisé les jeunes des années 70, au Québec comme ailleurs en Occident… Bien au chaud dans nos paisibles cocons, nous étions sûrs de nos petites vérités.

Et nous nous sommes trompés, ignorants que nous étions de ce qui se passait là-bas. Nous souhaitions de tout cœur ce que les parents de nos compatriotes d’origine vietnamienne redoutaient plus que tout : le retrait des États-Unis, la victoire de Hanoi et du Vietcong.

Nous avons reproduit à petite échelle l’erreur impardonnable des intellectuels français des décennies précédentes : envoûtés par une conception idéaliste du marxisme et malgré les appels désespérés des dissidents, ils avaient délibérément ignoré l’enfer vécu sous le joug de Staline et de Mao.

N’importe, nous étions les « compagnons de route » des communistes qui avaient pris le contrôle du Nord et de leurs alliés qui combattaient dans le Sud. Nous étions antiaméricains et anticolonialistes. Nous manifestions fièrement devant l’ambassade des États-Unis, convaincus que le régime corrompu du Sud devait tomber et que les Vietnamiens devaient être réunifiés sous le drapeau rouge.

Je n’étais pas socialiste, encore moins marxiste, mais je suivais la vague.

J’avais pourtant eu la puce à l’oreille. Trois représentants du Front national de libération du Sud Viêtnam étaient venus à Montréal, à l’invitation de groupes de gauche, et j’avais été invitée avec des amis à les rencontrer dans le sous-sol d’une maison cossue d’Outremont.

Nous avions hâte d’entendre leurs récits romantiques. Grosse déception, nous eûmes devant nous trois apparatchiks qui ne pratiquaient, au moyen de l’interprète anglophone, qu’une seule langue : la langue de bois. Ils ne répondaient à aucune objection et se contentaient de réciter leur catéchisme. Je m’étais un instant demandée si ce genre de régime allait faire le bonheur des Vietnamiens.

Mais les croyances ont la vie dure. On se disait que le contexte asiatique était tel que seul le marxisme pouvait libérer les peuples, et puis, n’est-ce pas, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs…

Plus tard, quand les exilés du Sud ont commencé à affluer au Canada, je me suis de nouveau trouvée confrontée au sectarisme. Au cours d’une soirée chez des amis, à Vancouver, la conversation s’est échauffée autour des boat people qui affluaient sur nos rives. L’un des invités, qui travaillait dans le cabinet du maire de Vancouver et futur premier ministre Mike Harcourt, s’insurgeait contre l’accueil fait aux réfugiés de la mer, qui à ce moment risquaient le naufrage après avoir tout perdu : « Ces gens-là sont des commerçants, des fonctionnaires, des lettrés, des médecins… bref, des possédants ! Ce ne sont pas de bons réfugiés ! », disait-il en dégustant sa bière. Son petit discours m’avait écœurée.

Plus tard, je suis allée au Viêtnam. J’ai tout aimé de ce pays – ses marchés, ses musées, sa cuisine parfumée, la patiente intelligence d’un peuple travailleur et entreprenant, les quartiers artisanaux de Hanoi, l’extraordinaire saga de Diên Biên Phu, l’ingéniosité qui a permis à ce petit peuple de vaincre deux géants…

J’apprenais aussi ce que je n’avais pas compris lorsque nous manifestions contre une « guerre du Viêtnam » où nous ne voyions qu’une ingérence brutale de l’empire américain. C’était une guerre civile.

En Corée, les choses s’étaient déroulées autrement, le bloc occidental avait réussi à préserver le sud de la péninsule. Au Viêtnam, le pays tout entier a été précipité dans un régime totalitaire.

Les choses ont changé. Aujourd’hui, à Danang, au bord de la mer, on voit encore les carcasses des hangars qui abritaient les bombardiers américains, souvenirs impérissables des temps héroïques. De l’autre côté de la route, des condos de luxe s’élèvent à côté de vastes terrains de golf. À se demander qui a gagné la guerre…

Mais le voyage ne vous permet pas de pénétrer les cœurs et les esprits, surtout quand on ne parle pas la langue. J’ai « appris » le Viêtnam dans les beaux romans de Duong Thu Huong, une écrivaine d’abord passionnément engagée au Parti communiste, qui entra en dissidence après avoir constaté les ravages de la réforme agraire, la cruauté de la bureaucratie et les privilèges que s’accordaient les nouveaux maîtres.

Ma dérisoire guerre du Viêtnam n’a pas changé le cours des choses, elle m’a changée, moi, en me servant de leçon : plus jamais je n’ai suivi un mouvement de foule sans savoir où ça s’en allait.

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