Dépendances

Charles, 72 ans

Lors de ses premières réunions d’Al-Anon, Charles* était incapable de prononcer un mot. Il était dans un état d’apesanteur, un état « à la Marguerite Duras », dit-il. « Tellement souffrant que tu n’es pas capable d’y toucher. »

À l’époque, sa fille consommait depuis plus de 20 ans déjà. « En bon père monoparental, j’ai voulu la sauver. Et je n’ai pas réussi, je n’ai pas réussi, dit Charles. Ça fait 36 ans aujourd’hui que j’essaie de la sauver et je n’ai toujours pas réussi. »

Au début, Charles ne pouvait s’imaginer que sa fille, une enfant tellement intelligente, douée, généreuse, pourrait être emportée dans le tourbillon de la consommation. Quand le directeur de l’école l’appelait pour lui dire qu’elle fumait du pot dans la cour de récré, Charles la questionnait sans trop s’inquiéter.

« Au début, je n’y croyais pas, résume Charles, qui souligne qu’à l’époque, la drogue faisait moins partie du paysage. J’étais porté à banaliser l’événement. »

Mais avec les années, ces petites délinquances de cour d’école sont devenues de véritables histoires d’horreur.

« Chaque fois, raconte Charles, ma fille se prenait en main, allait faire une thérapie. Une partie de moi reprenait espoir. Et à un moment donné, la récréation était finie, ça recommençait. »

Charles a dépensé des fortunes en voulant l’aider. Combien ? « Dans les six chiffres. Facile. » Tickets de stationnement, nourriture, loyer… Il le dit sans détour : il était devenu, pour elle, un facilitateur de consommation.

Sa fille a eu des enfants à son tour. Une bonne mère, qui aime ses enfants, convient Charles, qui était néanmoins fou d’inquiétude pour ses petits-enfants (dont l’un a eu à son tour des problèmes de consommation à l’adolescence).

« Tu viens que tu n’existes plus, tout existe en marge de l’autre. Je me réveillais la nuit en me disant : “Ah ! Si je lui dis ça, ça va être correct !” Le lendemain, je l’appelais vers 2 h de l’après-midi – avant ça, elle n’est pas disponible – et ça ne marchait jamais. Et je recommençais. »

— Charles

Le pire ? Connaître la valeur de sa fille, savoir à quel point c’est une personne fabuleuse, accrochée à une maladie qui la pousse à se détruire et à tout détruire.

Al-Anon, dit-il, lui a permis de retrouver la paix. « J’essaie, dans la mesure de mes moyens, de ne pas m’impliquer dans le problème de l’autre. Je continue d’aimer la personne, de lui assurer mon affection, mais je me détache de son problème. Et j’accepte que je peux être heureux, que l’alcoolique continue de consommer ou non. »

* Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des protagonistes. 

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