Brenda Langford naît à Manchester, en Angleterre, en 1918. Sa mère est chanteuse, son père est pianiste et critique musical pour le quotidien The Guardian. Étonnamment, la jeune Brenda montre peu d’aptitudes musicales. Mais elle adore la littérature et a un talent pour les langues.
Au moment de s’inscrire à l’université, la jeune femme hésite entre la science et les langues. « J’ai pensé que les langues, c’est quelque chose qu’on peut étudier soi-même – pas au même niveau, évidemment, mais on peut le faire, raconte-t-elle. Alors qu’une fois qu’on abandonne la science, on l’abandonne pour vrai, parce qu’on a besoin des équipes et des laboratoires. »
Brenda s’inscrit à l’Université Cambridge en mathématiques. « J’aurais tellement voulu être mathématicienne, dit-elle aujourd’hui. Pour moi, les mathématiques, c’est l’élégance, la logique. Mais j’ai rapidement réalisé que je ne deviendrais jamais une grande mathématicienne. Je n’avais pas d’assez bonnes aptitudes visuospatiales. »
Elle bifurque vers la psychologie, un domaine où elle excelle rapidement. « J’ai eu des résultats très brillants, dit-elle encore avec fierté. Il y a eu des choses écrites dans le Times de Londres. Manchester girl does this, Manchester girl does that. »
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, celle qui s’appelle encore Brenda Langford est envoyée dans une unité de recherche sur les radars. Elle y rencontre un jeune ingénieur électrique, Peter Milner. En 1944, Peter Milner part pour Montréal pour lancer une unité de recherche sur l’énergie nucléaire. Cette année-là, Brenda prend deux grandes décisions. Elle épouse Peter et part avec lui pour le Canada.
Une fois à Montréal, Mme Milner décroche un poste pour enseigner la psychologie à l’Université de Montréal. « Peter avait reçu de l’argent pour moi, mais je ne peux pas être une femme entretenue. Ce n’est pas dans ma nature », explique-t-elle.
Le milieu universitaire francophone de la fin des années 40 lui fait une forte impression.
« L’Angleterre est évidemment un pays protestant, mais je n’ai jamais été baptisée et mes parents n’avaient pas de religion. Et j’arrive à l’Université de Montréal et je vois ces pères catholiques en robes blanches, des dominicains. C’était tellement Moyen Âge, c’était tellement… C’était extraordinaire, je n’avais jamais vu ça ! »
Brenda Milner s’inscrit ensuite au doctorat à l’Université McGill sous la direction du réputé psychologue Donald Hebb. C’est là qu’elle fait la connaissance du docteur Wilder Penfield, qui pratique des opérations sur le cerveau des patients épileptiques afin de soulager leurs crises.
La naissance de la neuropsychologie
Les opérations du Dr Penfield améliorent souvent le sort des patients. Mais certains d’entre d’eux souffrent ensuite de paralysies, de troubles du langage ou de problèmes de mémoire. Brenda Milner passe beaucoup de temps avec eux. « J’étais absolument fascinée », dit-elle.
Minutieusement, en faisant passer des tests aux patients, la scientifique tisse des liens entre les troubles qu’ils présentent et les parties du cerveau sur lesquelles est intervenu le Dr Penfield. À l’époque, certains lui reprochent de ne pas avoir de véritable programme scientifique et de mener ses recherches au gré des patients qu’elle rencontre. Mais petit à petit, ses travaux l’amènent à comprendre le rôle des différentes zones du cerveau.
Pour Julien Doyon, qui connaît Brenda Milner depuis 1982 et dirige aujourd’hui le centre d’imagerie cérébrale McConnell du Neuro, cette méthode de travail est peut-être le plus grand legs de Brenda Milner. « À l’époque, l’étude du comportement en lien avec les fonctions du cerveau était un domaine très peu connu, dit-il. Elle a vraiment jeté les bases de la neuropsychologie. »
« Sa grande force est d’observer un patient, sur les plans comportemental et fonctionnel, et ensuite de se poser les bonnes questions pour comprendre les troubles dont il peut souffrir. »
— Julien Doyon, directeur du centre d’imagerie cérébrale McConnell du Neuro
Son collègue Gabriel Leonard souligne à quel point Brenda Milner était « loyale, attentive et très empathique » envers les patients.
« C’est son habileté à interagir avec les patients, à se mettre à leur niveau, qui lui a permis de faire ses découvertes », estime-t-il.
Le patient le plus célèbre de la neuropsychologie
En 1954, la réputation de Brenda Milner est déjà telle qu’un neurochirurgien de renom, William Scoville, l’invite à Hartford pour étudier l’un de ses patients. À l’époque, on le connaît sous les initiales H. M. (son nom complet, Henry Gustav Molaison, ne sera dévoilé qu’à sa mort, en 2008). Il deviendra, grâce à Brenda Milner, le patient le plus célèbre de l’histoire des neurosciences.
Aux prises avec des crises épileptiques incontrôlables, H.M. avait été opéré l’année précédente par Scoville, qui lui avait retiré une partie du lobe temporal, dont des parties de l’hippocampe et de l’amygdale. L’opération avait grandement aidé à atténuer les crises. Mais quand Brenda Milner rencontre H. M., celui-ci a perdu toute capacité à former de nouveaux souvenirs. Chaque jour, elle doit se présenter à lui et lui expliquer son métier.
« Il ne faut pas le considérer comme un enfant, prévient Brenda Milner. Il était très gentil, il avait encore sa personnalité et ses connaissances. C’était un homme intelligent. »
Un jour, Brenda Milner a l’idée de faire exécuter à H. M. une tâche devenue depuis un classique : tracer le contour d’une étoile, mais en voyant sa main et la feuille sur laquelle on dessine réfléchis dans un miroir. Elle découvre avec surprise que même si H. M. ne garde aucun souvenir de l’exercice, il s’améliore au fil des jours. Elle comprend aussitôt que l’observation est capitale.
« C’était réellement incroyable de voir H. M. apprendre une tâche alors qu’il n’avait aucune conscience de l’avoir exécutée. C’était une dissociation tellement forte. Ç’a été un moment de ma vie très excitant », se rappelle Mme Milner.
La découverte conduira les scientifiques à conclure qu’il existe plusieurs types de mémoire, qui relèvent de différentes parties du cerveau. Elle permettra de distinguer la mémoire procédurale, responsable de l’apprentissage d’habiletés, de la mémoire déclarative, qui s’occupe des faits et des événements. Elle éclaircira aussi le rôle que joue l’hippocampe pour transformer des souvenirs à court terme en souvenirs à long terme.
L’étude de cas du patient H. M., publié par Scoville et Milner en 1957, est considérée comme l’un des articles fondateurs de la neuropsychologie.
Même s’il s’agit là de la découverte la plus célèbre de Brenda Milner, le chercheur Julien Doyon rappelle qu’on lui en doit bien d’autres. Ses études menées sur de nombreux patients ont notamment permis d’éclaircir les rôles de l’hémisphère droit et de l’hémisphère gauche du cerveau, ainsi que des lobes frontaux et temporaux.
Un Nobel échappé… pour du magasinage ?
Elle a reçu les prestigieux prix internationaux Gairdner et Kavli, est membre de l’Académie nationale des sciences des États-Unis, de la Société royale de Londres et de la Société royale du Canada. Elle a été promue Compagnon de l’Ordre du Canada, grande officière de l’Ordre national du Québec et Grande Montréalaise.
Mais un prix a toujours échappé à Brenda Milner : le Nobel.
« Brenda Milner est incroyable. Elle est fabuleuse. Sa contribution est phénoménale. Je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas eu le prix Nobel », a lancé à La Presse le chercheur de l’Université Columbia Eric Kandel, lui-même lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine.
Sans qu’on leur pose la question, plusieurs personnes interviewées dans le cadre de ce dossier ont aussi affirmé que Brenda Milner aurait dû recevoir le prix Nobel. C’est notamment l’opinion de Maryse Lassonde et de Franco Lepore, tous deux professeurs au département de psychologie à l’Université de Montréal.
« Tout le monde aimerait avoir le prix Nobel, dit la principale intéressée. Je sais que des gens ont suggéré mon nom. Je suis même allée à une réunion, à Oslo, alors qu’ils éliminaient des candidats, je crois. Et je pense que j’ai fait une mauvaise chose. »
Une mauvaise chose ? Comme quoi ?
« Comme aller magasiner pendant que l’une des personnes du comité donnait une allocution ! répond-elle. Je n’essayais pas d’être insultante ou rien de ça. Mais n’écrivez pas que je n’ai pas reçu le prix Nobel parce que je suis allée magasiner ! J’ai eu beaucoup de prix au cours de ma carrière, mon travail a été très bien reconnu. »