Ultrafond  Ultra-trail Harricana

Les larmes du coureur

Les coureurs apprennent à souffrir, à mettre un pas devant l’autre quand ça semble impossible, à sortir sous la pluie, dans la neige et la canicule. Ils apprennent à repousser leurs limites. Mais parfois, le plus dur est d’apprendre à abandonner. À dire « assez », à sortir de la course et à rentrer chez soi. Samedi, un champion l’a appris à la dure.

Quand Florent Bouguin est arrivé en courant au parc national des Hautes-Gorges, samedi, un ciel rose et moelleux enrobait Charlevoix. Ce ciel était à des lieues de la souffrance. Et pourtant, Florent Bouguin souffrait.

C’était le 55e kilomètre d’une course de 125. Les 90 coureurs étaient partis à 2 h du matin. Quinze minutes plus tôt, le meneur était arrivé à ce même endroit où passait maintenant Florent Bouguin, deuxième au classement.

David Jeker paraissait frais comme une rose. Il était passé en coup de vent. Mais Bouguin, lui, s’attardait au poste de ravitaillement. Il était détrempé. Il semblait ailleurs, perdu dans ses pensées. Il a pris cinq minutes interminables.

« David est parti vite, mais Florent a l’expérience du vieux routier, a commenté sur le coup le président de la course, Sébastien Côté, en assistant à la scène. Il se prépare pour la suite. Il en reste encore beaucoup. C’est ici que la course commence. »

Florent Bouguin, deux fois vainqueur à l’Ultra-Trail Harricana, était ici pour défendre son titre. Malgré ses 15 minutes de retard, tout le monde pensait qu’il pourrait encore y arriver. Tout le monde, sauf Florent Bouguin.

Lui s’était résigné après des heures de réflexion : il souffrait, c’était une « journée sans » et il allait abandonner pour la première fois de sa vie de coureur. Il avait prévu arrêter là, au 55e kilomètre. Mais quand il a vu les deux fondateurs de la course applaudir son arrivée, il a changé d’idée. Il n’a plus eu le courage de dire : « c’est assez ».

« Je ne pouvais pas faire ça devant eux. Ç’aurait été leur manquer de respect. » Alors Bouguin est reparti en trottant. Il a marché un bon bout dans une montée épuisante. Puis, au poste de ravitaillement suivant, au 77e kilomètre, il a annoncé à un bénévole qu’il abandonnait.

Tout le monde réagit différemment à l’abandon. Florent Bouguin savait que ça ferait mal. Mais il ne savait pas que ça ferait aussi mal.

« C’EST CHOUETTE, C’EST DUR »

« J’ai couru une douzaine d’ultras dans les trois dernières années, mais je n’avais jamais abandonné avant. C’est terrible. C’est dur. »

Assis sous une tente à côté de l’arrivée, Florent Bouguin pleurait. Après son abandon, on l’avait reconduit à l’arrivée. Quand il a vu Sébastien Côté et Geneviève Boivin, les fondateurs de la course, il les a serrés dans ses bras. Et il s’est excusé.

« Il est tombé en sanglots dans nos bras. Des excuses, ce n’est pas le genre de choses qu’on est habitués de voir d’un athlète, explique Sébastien Côté. C’est un peu comme s’il ne courait pas pour lui. »

« Ça montre à quel point son rapport à cette course est fort. Il s’est lancé dans le trail en même temps qu’Harricana est née. »

— Sébastien Côté

Bouguin a commencé la course il y a moins de quatre ans avec un objectif bien précis : réussir à terminer la Diagonale des Fous, une course de 170 kilomètres dans l’île de la Réunion, où il est né avant de déménager au Québec.

Au fil des ans, il a été le premier surpris de récolter des succès sur la scène de la course en sentiers. Il a remporté la plus longue épreuve à Harricana les deux dernières années : le 65 km en 2013 et le 80 km l’année dernière.

Puisque sa course à la Réunion a lieu à la fin du mois d’octobre, il voulait se ménager cette année. Mais il pensait quand même pouvoir bien faire à Harricana, qui présentait cette année une éprouvante course de 125 km.

« Je ne pouvais plus continuer. Parce que c’était une course qui allait trop m’endommager. Je n’étais pas prêt pour Harricana, physiquement et mentalement. J’avais trop couru avant », a expliqué Bouguin samedi.

« J’ai une autre course qui s’en vient, qui est pour moi la course que j’attends depuis quatre ans. Harricana m’a montré que j’étais très, très fatigué. Je me dis que ce n’est peut-être pas de la faiblesse. Peut-être que c’est de la sagesse. Ça m’a montré qu’il faut que je me repose. »

Malgré ses mots, on sentait que l’ingénieur de 40 ans, qui court par passion et surtout pas pour l’argent dans un sport qui en est encore largement dépourvu, n’arrivait pas à se convaincre tout à fait. Sa voix était brisée. Ses yeux étaient mouillés. L’apprentissage de l’abandon faisait mal.

« Ce qui est décevant, quand tu abandonnes une course comme ça, c’est que des gens t’ont fait confiance, ont cru en toi, et toi, tu ne les honores pas. Harricana, c’est de l’émotion pour moi. Je ne savais pas ce que cette année allait me réserver. Voilà, je l’ai, mon émotion ! Même si ce n’est pas celle que je pensais. »

— Florent Bouguin

Bouguin va maintenant se concentrer sur la Diagonale des Fous. Il part cette semaine. Mais il doit changer ses plans. Terminée, l’idée de parcourir l’épreuve en reconnaissance sur trois jours, à raison de huit ou neuf heures de course par jour. « Je suis trop fatigué », dit-il.

Il espère que cette déception va pouvoir le recentrer sur son objectif initial, celui qui lui a fait découvrir la course il y a quatre ans. À l’époque, ce n’était pas de gagner ; c’était de finir cette course de bout en bout.

« J’ai fait une douzaine d’ultra-marathons dans les trois dernières années. Ça explique peut-être la fatigue, quand tu as aussi ta petite famille à t’occuper, ton boulot, dit-il. Ça rentre dans le corps. C’est beau, c’est chouette, c’est dur. »

Quand il s’est levé pour aller encourager son fils de 7 ans, qui courait le 5 km, des gens dans la foule l’ont reconnu, sont venus lui parler, l’encourager. Un garçon de 10 ou 11 ans s’est approché de lui.

« Faque, ta course ? », a demandé le garçon. Bouguin lui a expliqué qu’il avait abandonné. Quand le garçon lui a demandé pourquoi, il a expliqué la fatigue et la nécessité de se préserver un peu pour le mois prochain.

Le garçon semblait satisfait. Il a lancé : « Ah ben, t’as bien fait, d’abord. C’est pas la fin du monde ! »

À ce moment-là, Bouguin a finalement souri.

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