Chronique

La femme qui dérange

Gabrielle Bouchard aurait peut-être dû utiliser le mot-clic #ironie. Elle ne l’a pas fait. Et ne le regrette pas une seconde.

« On devrait discuter de la vasectomie obligatoire à 18 ans », a-t-elle écrit sans autre forme d’explication, lundi matin, sur ses pages Twitter et Facebook.

Les réseaux sociaux se sont enflammés. Des chroniqueurs l’ont clouée au pilori. Des journalistes l’ont talonnée toute la journée. C’est que Gabrielle Bouchard n’est pas n’importe qui : c’est la présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ).

Qu’elle semble prôner la stérilisation des hommes, de tous les hommes, est absolument scandaleux.

Et absolument absurde.

Pour ceux qui en doutent, soyons clairs : Gabrielle Bouchard ne rêve pas d’émasculer qui que ce soit. Ceux qui assistent avec effarement à l’érosion du droit à l’avortement des Américaines ont vite compris le sens de sa boutade.

Pas les autres. On a exigé sa démission, on l’a traitée de féministe enragée. On l’a même comparée à Hitler. Évidemment.

Elle aurait dû savoir que l’ironie passe mal sur Twitter. Cela a pourtant valu le coup, estime-t-elle, parce qu’elle a démontré à quel point les réactions sont furieuses lorsqu’on ose remettre en question le droit des hommes à disposer de leur corps.

Débattre du droit des femmes à disposer du leur, par contre, est considéré acceptable. La tempête virtuelle a parfaitement démontré ce « double standard », croit-elle, ces « indignations à géométrie variable ».

Quand même. La provocation est-elle le meilleur moyen de faire avancer une cause ? Cette logique d’affrontement avec les médias, qu’on appâte puis qu’on ridiculise, une fois tombés dans le piège, ne risque-t-elle pas de se retourner contre elle ?

La présidente de la FFQ est convaincue du contraire.

« J’assume très bien ce que j’ai écrit. S’il y a des gens qui ne comprennent pas, si on dérange, c’est bien. C’est correct. Aucune avancée n’a été faite, dans nos droits, sans que ce soit inconfortable. Si on a pu créer un moment où on a été collectivement inconfortables, on a réussi. »

Gabrielle Bouchard carbure à l’affrontement. Elle n’a pas peur de déranger ; elle s’en fait plutôt un devoir.

Et pour déranger, elle dérange.

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« On a eu des moments difficiles », admet Gabrielle Bouchard à propos de la crise qui a ébranlé son organisme – et qui l’a passablement métamorphosé depuis quelques années.

Aujourd’hui, des féministes de la première heure ne s’y reconnaissent plus. Elles ont quitté le navire.

C’est que la FFQ pratique désormais un « féminisme intersectionnel ». Autrement dit, un féminisme qui place les groupes marginalisés au centre de ses actions : immigrantes, handicapées, lesbiennes, transgenres, etc.

Ces femmes ont longtemps été exclues d’un mouvement porté par une majorité blanche et relativement aisée, fait valoir Mme Bouchard. « On ne demande plus aux femmes minoritaires d’attendre que la majorité soit confortable. Et ça, il y a des gens qui ne sont pas capables de le prendre. »

À ce chapitre, le Québec est loin de former une société distincte. Un peu partout en Occident, les mêmes dissensions secouent les mouvements féministes.

Rappelez-vous les millions de manifestantes aux bonnets roses qui ont déferlé dans les rues des États-Unis en janvier 2017. Le mouvement semblait si fort qu’on a cru qu’il provoquerait la chute de Donald Trump.

Deux ans plus tard, le mouvement, affaibli, est scindé en deux groupes. D’un côté, les féministes des grandes villes, issues de diverses origines ethniques, prêtes à se battre contre toutes les injustices sociales. De l’autre, les féministes du reste du pays, plus intéressées à faire virer leur État du rouge au bleu.

Chez nous, on reproche à la FFQ de ne plus pratiquer un féminisme rassembleur. En effet, on peut très sérieusement se demander si la Québécoise moyenne se reconnaît dans les combats menés par l’organisme.

Je suis loin d’en être certaine.

Mais Gabrielle Bouchard est persuadée d’être sur la bonne voie. Que les combats d’antan ont été gagnés et qu’il faut maintenant en mener d’autres, plus difficiles.

La preuve que la FFQ gagne du terrain, assure la présidente, c’est qu’elle a recommencé à déranger. « On a une réaction physique. On saute sur le clavier pour demander ma démission, pour lancer des attaques transphobes… »

C’est bon signe, croit-elle.

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Gabrielle Bouchard sait parfaitement qu’il n’y a pas que son militantisme intransigeant qui dérange.

Son identité de femme trans aussi.

Que la présidente de la Fédération des femmes du Québec ait autrefois été un homme, c’est inconcevable pour une partie de la population.

Elle s’en moque. « Ça, ce n’est pas mon problème ; c’est le leur. Je suis protégée par la Charte, j’ai mon identité, je suis reconnue par le gouvernement. Je n’ai pas à obtenir l’approbation de ces gérants d’estrade. »

Fait étonnant, celles qui luttent avec le plus de véhémence contre les droits des transgenres ne sont pas des machos frustrés, mais… des féministes de gauche. Elles ont même un nom : les TERF, acronyme anglais pour « trans-exclusionary radical feminists ».

Aux États-Unis, elles forment le WoLF, pour Women’s Liberation Front, et parlent des transgenres comme d’une « épidémie sociale ». Certaines d’entre elles se sont même alliées à la droite chrétienne pour lutter contre ce « fléau ».

Au Royaume-Uni, les TERF s’opposent avec férocité à l’assouplissement du Gender Recognition Act, qui permettrait aux gens d’autodéclarer leur genre, comme cela se fait déjà au Québec.

Ici, les TERF ont fondé le groupe Pour les droits des femmes du Québec, après avoir claqué la porte de la FFQ en 2013. Leurs représentantes m’ont écrit en février pour me proposer d’enquêter sur « la supercherie de l’identité de genre ».

Dans leur courriel, elles s’indignaient : « Au Réseau des lesbiennes du Québec, maintenant, des “lesbiennes avec un pénis” siègent au conseil d’administration ».

Ici comme ailleurs, les TERF s’inquiètent des avancées de la communauté transgenre, comme si les droits civils étaient une ressource limitée qu’il fallait ménager – et accorder en priorité aux femmes non trans.

Surtout, elles n’acceptent pas le virage imposé à la FFQ, elles qui y ont milité toute leur vie, soupçonne Gabrielle Bouchard. « Le mouvement féministe a été bâti autour de l’utérus. Alors, arrêter de voir les femmes comme des objets reproducteurs et parler de la pluralité de leurs expériences, pour elles, c’est difficile. »

Les mots sont durs, elle en est consciente. Elle s’attend à être attaquée sur les réseaux sociaux, encore et encore, comme c’est le cas depuis son élection à la tête de la FFQ, en 2017. « Maintenant, je regarde juste pour voir si, au moins, il y a un peu d’imagination dans l’attaque. J’ai déjà eu toutes les blessures. »

Ça ne la dérange plus.

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