LIVRE BIENVENUE AU PAYS DE LA VIE ORDINAIRE

Lecture attentive de la grande et de la petite histoire de ce pays ainsi que de sa littérature, cet essai de Mathieu Bélisle brosse le portrait de l’homme québécois moyen dont le défi, qui est aussi celui de l’Occident, consiste à supporter la tension entre Sancho Pança et son maître, entre l’horizon prosaïque et le goût du vertige et de la verticalité.

LIVRE BIENVENUE AU PAYS DE LA VIE ORDINAIRE

Un pays gouverné par l’habitude

Bienvenue au pays de la vie ordinaire. La formule amusera certains lecteurs, elle en intriguera d’autres. Quelques-uns y verront une provocation.

C’est pourtant celle qui résume le mieux l’image que je me fais du monde dans lequel je vis, de la société et de la culture dont je suis le produit. Qu’est-ce que le pays de la vie ordinaire ? C’est un pays gouverné par l’habitude, où chacun vaque à ses affaires sans s’inquiéter de rien, tout à la certitude que demain sera pareil à hier, un pays où rien ne se transforme ni ne disparaît vraiment, où les événements ont toujours, par quelque côté, un air de déjà-vu, tant le cours de son histoire, comme celui du grand fleuve qui traverse son territoire, semble n’accuser aucune variation.

C’est donc un pays où les activités de production, de reproduction et de consommation peuvent prospérer à leur aise et occuper tout l’espace, un pays où l’homme et la femme du commun, avec leurs soucis moyens, leurs gestes routiniers, leur intérêt pour la portée concrète des phénomènes et des idées, pour l’utilité pratique et immédiate, sont appelés à dominer sans partage. En comparaison, les activités qui offrent la possibilité de rompre avec l’existence habitudinaire et prosaïque, celles qui peuvent prétendre accéder à la vie extraordinaire – ou à quelque chose qui s’en approche – , les activités qui obéissent aux idéaux de participation (aux débats de la Cité, à la conduite des affaires) et de contemplation (des idées, de l’art), de telles activités, dis-je, sont condamnées à être reléguées à l’arrière-plan ou alors à être réduites à une variante, voire à une parodie d’elles-mêmes.

Il ne s’agit pas de prétendre que les activités politiques, artistiques et intellectuelles n’occupent au Québec aucune place, qu’elles ne contribuent d’aucune manière au devenir des individus et de la société, qu’elles ne produisent rien de valable ni d’intéressant, ce qui reviendrait à présenter un portrait caricatural et méprisant, mais de remarquer que de telles activités sont toujours placées en position de secondarité, maintenues dans une relation de stricte dépendance vis-à-vis de la vie ordinaire, qu’elles sont presque toujours tenues de se justifier sur la base de critères qui ne sont pas les leurs.

La domination de la vie ordinaire constitue au Québec un fait massif, absolument déterminant, un fait dont nul ne peut faire l’économie, aussi bien dans la conduite des affaires que dans l’écriture d’une œuvre.

Les politiciens, artistes et intellectuels qui ont droit de cité sont ceux qui renoncent d’emblée à marquer leur appartenance à un ordre différent de celui de l’homme et de la femme du commun, ceux qui évitent d’inscrire leurs préoccupations dans un domaine autonome – je n’ose pas dire : supérieur – , ceux qui consentent, en somme, à n’afficher aucune prétention. En tout temps il s’agit pour eux de faire la preuve qu’ils sont issus de la souche commune, qu’en dépit de la vie d’exception qu’ils ont choisi de mener ils n’ont pas oublié leur appartenance première, qu’en vérité la vie qu’ils mènent n’a rien de bien extraordinaire, qu’elle ne conduit à aucune expérience marquante, à aucune découverte décisive, qu’elle est habitée par des soucis qui sont ceux de tout le monde, bref que la conduite des affaires, la création d’une œuvre ou la fréquentation des livres ne les a pas foncièrement changés, qu’ils sont demeurés les mêmes. […]

La domination de la vie ordinaire n’est pas un phénomène obligatoirement négatif, cela va de soi. C’est aussi une vraie chance de naître et grandir dans un pays où chacun peut mener une existence tranquille et sans histoire, jouir de la paix et du confort, faire des projets, fonder une famille et mener une carrière. La vie ordinaire offre de grandes satisfactions, auxquelles il ne saurait être question de renoncer – d’autant, j’en ai parfaitement conscience, que la vie que je mène, plusieurs hommes et femmes que le hasard a fait naître dans les zones les plus instables, les plus dévastées du globe seraient heureux de la mener aussi.

Il faut reconnaître la beauté et la dignité de la vie ordinaire, la force des valeurs qui la fondent : une recherche de simplicité et de naturel, le goût de l’authenticité et de la familiarité, l’attention accordée à la présence sensible des êtres et des choses, l’amour pour les situations modestes et les vies minuscules, l’attachement au sens commun. 

Bien plus que par son idéalisme ou son lyrisme, c’est dans l’exploration et la mise en valeur de la dimension prosaïque de l’existence, dans sa capacité à tirer profit des données immédiates – sa légendaire débrouillardise – que la culture québécoise se distingue depuis toujours, et il ne saurait être question de renoncer à ce qui en est venu à former pour les artistes et les intellectuels une véritable terre d’élection.

Il reste que la vie ordinaire ne peut pas être le commencement et la fin de tout, sans quoi le risque est grand que la culture sombre tout entière l’insignifiance. Je ne peux accepter l’idée que ma vie, que notre vie se contente de l’ordinaire, qu’elle se borne au cycle de la production, de la reproduction et de la consommation, je ne peux me contenter des poncifs et slogans qui animent le discours public et desservent l’autonomie de la pensée, je ne peux m’empêcher d’en appeler, y compris par le recours à l’ironie, à des idéaux qui relèvent d’une plus grande exigence, qui nous arrachent à nous-mêmes, qui appellent au dépassement de l’habitude, à la fin du ronron rassurant. Je ne peux renoncer à un supplément de sens ou de valeur dont je ne trouve ni la source ni l’image précise, mais qui demeure en moi comme l’écho d’un monde perdu ou jamais vraiment connu. Au pays de la vie ordinaire, l’expression d’une telle insatisfaction peut avoir quelque chose d’inconvenant ou de baroque. On nous répète tellement que nous sommes formidables et uniques, les processions d’autocongratulation font tant d’adeptes, le complexe récréo-festivalier est devenu si puissant, qu’on finit par croire qu’il ne manque rien, qu’il n’y a rien de plus à espérer, et même : qu’il serait malvenu de se plaindre ou d’exiger plus. Bien sûr, personne n’a la naïveté de penser que nous sommes entrés dans la terre promise, mais il n’empêche : la majorité se comporte comme si l’essentiel du travail avait été accompli, qu’il ne restait plus qu’à gérer les acquis, comme si, en somme, nous étions arrivés.

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