Opinion Jocelyn Maclure

Quelle laïcité ?

La laïcité a le dos large. On l’invoque chaque fois que l’on souhaite interdire la manifestation d’une appartenance religieuse dans l’espace public.

Notre premier ministre et plusieurs des ministres de son cabinet avancent que la loi sur les signes religieux qu’ils proposeront bientôt va de soi puisque « le Québec a choisi la laïcité ». C’est aussi sur la base du principe de laïcité que la collaboratrice à la section Débats Nadia El-Mabrouk défend une interdiction encore plus large des signes religieux chez les employés des organisations publiques, ainsi que l’abolition du programme Éthique et culture religieuse.

Mais quelle laïcité ? Quelle est la conception philosophique sous-jacente à cette compréhension de la laïcité ? Mystère. Les défenseurs des interdictions des signes religieux sont beaucoup moins diserts sur cette question. Pourtant, tout intellectuel, journaliste ou législateur sérieux devrait savoir, 10 ans après le dépôt du rapport de la commission Bouchard-Taylor, que la laïcité n’est pas un principe simple et monolithique dont les implications pratiques sont toujours évidentes. En matière de laïcité, différents choix philosophiques et politiques sont possibles.

Donc, quelle laïcité ? Charles Taylor et moi avons proposé de comprendre la laïcité comme étant constituée de valeurs et de modalités institutionnelles*. Les régimes de laïcité peuvent varier, mais tout État que l’on peut correctement qualifier de « laïque » doit être fondé sur deux grandes valeurs : le respect égal que l’État doit à tous les citoyens et la liberté de conscience et de religion de ces derniers.

D’abord, si l’État et les institutions publiques doivent être laïques, c’est pour qu’ils se donnent les moyens de traiter tous les citoyens de façon égale. Comme les citoyens des sociétés démocratiques et libérales adhèrent à une multiplicité de conceptions de ce qu’est une vie réussie, l’État doit chercher à être neutre en la matière.

L’État laïque ne doit être ni religieux ni antireligieux ; il doit être agnostique.

Ensuite, la laïcisation du pouvoir public a également pour finalité de favoriser l’exercice de la liberté de conscience et de religion des citoyens. Plutôt que de se voir comme le porteur de la vérité religieuse ou métaphysique, l’État laïque voit les citoyens comme des personnes autonomes libres de donner leurs propres réponses à la question du sens de la vie humaine.

Des valeurs fondamentales

La neutralité religieuse de l’État et la séparation entre les religions et l’État sont pour leur part des principes institutionnels dont la fonction est de permettre la réalisation des valeurs que sont le respect égal et la liberté de conscience. Dans les sociétés réelles, les principes de neutralité et de séparation ne sont jamais appliqués de façon intégrale, mais un État qui cherche à être juste doit tenter de les réaliser le mieux possible. C’est ce qui explique pourquoi tous ceux qui sont véritablement pour la laïcité au Québec considèrent que le crucifix accroché au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale devrait être retiré ou déplacé.

Cette clarification conceptuelle ne règle pas tous nos problèmes, mais elle a au moins le mérite de révéler que d’invoquer la « laïcité » pour justifier des atteintes à la liberté de conscience et de religion ne va pas du tout de soi. Chaque intervention législative au nom de la laïcité doit être évaluée en fonction de sa capacité à harmoniser, autant que cela est possible, les deux valeurs fondamentales de la laïcité.

Par exemple, si l’on veut interdire à certains employés le port d’un signe religieux pendant qu’ils sont au travail – restreignant ainsi leur liberté de religion –, il faut expliquer pourquoi le respect égal dû aux autres citoyens ou la protection de leurs droits fondamentaux le justifie. J’y reviendrai, mais je n’ai jamais vu une démonstration convaincante de cela.

Comme si ce n’était pas suffisamment complexe, les expériences concrètes en matière de laïcité prennent forme dans des contextes historiques singuliers.

La France n’est qu’un modèle parmi d’autres ; un modèle nettement moins cohérent que ce que le laissent croire les allusions à la laïcité française dans nos débats. Si le port de signes religieux dits « ostentatoires » est interdit à l’école, la France finance davantage les écoles privées confessionnelles et compte sur un plus grand nombre de jours fériés coïncidant avec des fêtes religieuses que le Québec.

Finalement, les modèles réels de laïcité se conjuguent à différentes philosophies politiques. Un gouvernement conservateur risque fort de préférer une laïcité reconnaissant des privilèges à la majorité historique et restrictive pour les cultes minoritaires, comme le fait la « catho-laïcité ». Une philosophie républicaine suspicieuse à l’égard des religions voudra favoriser « l’émancipation » des citoyens par rapport à la religion, s’éloignant ainsi de la protection de la liberté de conscience et du devoir de neutralité évoqué plus haut. Un gouvernement libéral analysera l’impact des normes laïques sur les droits individuels, alors qu’un autre sensible au pluralisme de la société veillera à ce que la laïcité ne défavorise pas les membres de groupes culturels ou religieux minoritaires. L’idée n’est pas de laisser entendre que ces régimes de laïcité se valent, mais bien que la réalisation du principe de laïcité est toujours complexe.

Certains parlent avec beaucoup de confiance et de certitude lorsqu’ils évoquent le principe de laïcité. J’espère qu’ils prendront le temps dans les prochaines semaines de mettre un peu de chair sur ce concept auquel ils disent adhérer.

* Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience (Boréal, 2010)

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