Dans une classe de francisation de l’UQAM, la chaise à côté de l’élève The Hong est vide. C’est peut-être un hasard. Mais c’est peut-être aussi parce que les 18 autres élèves inscrits à ce cours, beaucoup trop avancé pour l’immigrant vietnamien, évitent de faire des exercices de conversation avec lui.
Nous sommes dans une classe de troisième niveau, sur les quatre blocs que compte le programme d’enseignement du français aux immigrants offert par Québec.
À cette étape, les nouveaux arrivants doivent savoir faire la différence entre l’imparfait et le passé composé et pouvoir tenir une conversation simple sur des sujets reliés à la vie quotidienne.
L’enseignante Diane Proulx se sert justement d’un enregistrement simulant un dialogue entre un locataire et un propriétaire pour familiariser ses élèves avec l’emploi du conditionnel. Il y est question de peinture, de rénovation…
The Hong écoute, l’air concentré. Mais pendant la pause, quand nous lui demandons son âge, il affiche un air effaré et répond : « OK. OK… »
Depuis le début de la session, étalée sur 11 semaines, Diane Proulx tente de faire reclasser The Hong dans un niveau inférieur. Ses efforts finiront par porter leurs fruits quelques semaines après notre rencontre, mais elle se sera battue pendant près de la moitié de la session pour y parvenir.
Pendant ce temps, et durant toute la session précédente, The Hong était complètement dépassé par les exigences du cours, peinant à comprendre ce qu’on attendait de lui.
Ce n’était pas sa faute. « Il veut apprendre », souligne Diane Proulx. Mais, victime d’un mauvais classement, il n’a fait que surnager, tout en retardant le reste de la classe.
Explosion du nombre de cas
Les cas comme celui-ci se multiplient dans les établissements où des immigrants adultes reprennent le chemin de l’école pour apprendre le français, la langue de leur terre d’accueil.
Selon plusieurs témoignages recueillis par La Presse, le phénomène a littéralement explosé depuis que le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI) a remplacé les anciens évaluateurs par un test en ligne, mis en place en septembre 2016.
En l’absence d’un évaluateur, des élèves s’inscrivent parfois dans le programme pour personnes scolarisées, alors qu’ils devraient suivre la voie « peu scolarisée ». D’autres se font aider pour passer le test, qui compte environ 80 questions de compréhension orale et écrite, avec des réponses à choix multiple. Les candidats sont tenus d’y répondre même s’ils n’ont rien compris à la question.
« Le test ne permet pas d’avoir une évaluation juste des candidats, beaucoup répondent au hasard », déplore Micheline Nalette, de la Maisonnée, organisme communautaire qui offre des cours de francisation.
« Certains nouveaux arrivants ne sont pas familiarisés avec l’utilisation d’un ordinateur, d’autres ne maîtrisent pas assez le français pour comprendre le test », déplore Hassan Hassani, président du Regroupement des organismes de francisation du Québec.
Mais surtout, signalent de nombreux enseignants, l’absence d’un « filtre » humain augmente le risque d’erreurs de classement. Leur nombre a doublé depuis un an, selon Aline Gagnon, représentante de 400 professeurs du MIDI au sein du Syndicat des professeurs de l’État du Québec (SPEQ).
Le Ministère persiste à défendre le test. Celui-ci « répond aux exigences du MIDI en termes de validité et de convivialité afin de bien servir les personnes souhaitant suivre des cours de français », écrit la porte-parole Karine Baribeau. Celle-ci assure qu’un « suivi de l’implantation du test est actuellement en cours ».
Mais les enseignants n’en démordent pas : en l’absence d’évaluateurs, les erreurs se multiplient.
« Des analphabètes se retrouvent dans les mêmes classes que des personnes très scolarisées. Ça provoque une grande désolation : des gens sont assis devant nous, complètement découragés. — Aline Gagnon, enseignante en francisation au cégep de Sainte-Foy
Devant un groupe d’élèves hétérogène, le MIDI appelle les professeurs à utiliser la « pédagogie différenciée » et l’« approche coopérative ».
« Je veux bien, mais il y a des limites, on ne peut pas faire de l’alphabétisation en même temps qu’on enseigne l’accord du participe passé ! », proteste Aline Gagnon. Comme elle, de nombreux enseignants se plaignent de faire face à des groupes où jusqu’à un élève sur trois, quand ce n’est pas un sur deux, n’est manifestement pas à sa place.
Les élèves écopent
Les premiers à en souffrir, ce sont les élèves eux-mêmes. À un point tel que certains supplient leur professeur de les faire redoubler !
C’est le cas de Carolina Gualteros, Colombienne arrivée au Québec il y a cinq mois, qui a atterri par erreur dans une classe de troisième niveau.
« Je force beaucoup, je ne connais pas la structure grammaticale en français », confie-t-elle.
La jeune femme ne se sent pas prête à passer au quatrième niveau. Mais les redoublements, tout comme les reclassements, doivent être approuvés par Québec, qui les accorde au compte-gouttes.
Alors, d’une session à la suivante, les problèmes s’accentuent.
« Nous observons de plus en plus de cas d’élèves stressés, anxieux, qui ont exprimé leur désarroi quant au fait qu’ils ne comprennent rien en classe », écrit un groupe d’enseignants en francisation du cégep de Sainte-Foy, dans une lettre envoyée au SPEQ.
« Des demandes répétées de changement de programme ont été refusées », poursuivent les enseignants.
Quand l’écart de niveau entre les élèves se transforme en gouffre, « les interactions ne se font pas, le travail en équipe décourage plusieurs élèves […], certains refusent de travailler avec des partenaires dont le niveau de compétence est plus bas », déplorent des enseignants en francisation du cégep de Bois-de-Boulogne, dans un autre cri du cœur envoyé au syndicat.
Dès la mi-avril 2017, le SPEQ a alerté la ministre de l’Immigration de l’époque, Kathleen Weil (qui a depuis été remplacée par David Heurtel).
« Comme certains arrivants ne comprennent pas du tout le français, ce test en ligne peut être rempli par une tierce personne », avait signalé le président du SPEQ, Claude Tanguay.
Les disparités qui en découlent « causent une baisse du rendement généralisée des classes ; les professeurs constatent même que le taux d’abandon augmente ».
Impuissance
Plusieurs enseignants ont confié à La Presse se sentir impuissants et essuyer refus sur refus quand ils tentent de faire reclasser ou redoubler les élèves mal évalués.
Le redoublement est considéré comme une mesure exceptionnelle. « Sur quatre demandes, on nous en accorde deux », déplore Aline Gagnon.
« Au premier test, une étudiante m’a apporté une feuille toute mouillée, elle avait pleuré pendant toute la durée de l’examen. »— Une enseignante de français d’un cégep de l’extérieur de Montréal
« Des élèves nous supplient d’être reclassés, mais on n’y arrive pas. »
Depuis l’avènement du test en ligne, le classement dans les cours FIA (pour personnes scolarisées) et FIPA (pour personnes peu scolarisées) est fondé sur la déclaration des élèves et sur leur nombre d’années de scolarité, sans vérification de leurs compétences linguistiques réelles par un évaluateur. Le risque d’erreur est élevé.
« Bien qu’elle dise avoir huit ans de scolarité, cette élève n’a pas du tout le profil d’apprentissage d’une personne scolarisée », note un enseignant sur sa demande de reclassement d’une élève qui « peine à parler et comprendre » et dont les phrases sont incompréhensibles. Le cours FIA de deuxième niveau est « beaucoup trop rapide et abstrait pour elle », précise la demande, que La Presse a obtenue.
Cette demande et trois demandes récentes semblables émanant du même cégep ont toutes été rejetées.
Abandons
Incapables de comprendre ce qui se passe en classe, plusieurs élèves se découragent. Une animatrice en francisation dans un cégep montréalais raconte avoir vu trois élèves abandonner leur cours, cet automne, parce qu’ils avaient été dirigés vers une classe pour élèves scolarisés, alors qu’ils auraient dû être inscrits dans le programme destiné aux élèves peu scolarisés.
« Pendant que je faisais pratiquer l’alphabet latin à mes élèves scolarisés, un de mes élèves faisait semblant d’écrire », dit cette même animatrice. Analphabète dans sa propre langue, l’arabe, l’homme a abandonné le programme après trois semaines.
Les élèves surclassés sont « tétanisés, inhibés, ils passent six heures par jour à se sentir incompétents », déplore une autre animatrice en francisation.
Plusieurs baissent les bras et quittent le bateau.
Québec interdit aux enseignants en francisation de s’adresser aux médias. C’est pourquoi plusieurs enseignants ayant témoigné dans le cadre de cet article l’ont fait de manière anonyme.