Stéphane Gagné a appris très jeune les dangers associés à la délation.
Alors qu’il était enfant, sa famille et lui ont déménagé du jour au lendemain d’Hochelaga-Maisonneuve à Winnipeg, au Manitoba. La raison : le parrain du jeune Stéphane venait de se faire assassiner après avoir témoigné contre le clan Dubois à la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO) ; cette commission d’enquête publique s’est penchée sur les rouages de la mafia et du célèbre clan criminel dans les années 70.
Son parrain, le frère de son père, travaillait pour la célèbre famille criminelle de Saint-Henri avant de collaborer à la CECO. Il en a payé de sa vie.
Une vingtaine d’années plus tard, après avoir grimpé les échelons du groupe de motards criminels les Hells Angels, celui qui se faisait surnommer Godasse par ses frères d’armes est lui-même devenu délateur.
Ces jours-ci, l’ex-motard de 45 ans s’adresse à un jury chargé de recommander – ou non – d’avancer sa sortie de prison. Il doit les convaincre qu’il ne représente plus un danger pour la société.
s’est basée sur un volumineux rapport résumant la vie du délinquant déposé en preuve ainsi que sur son témoignage qui a débuté plus tôt cette semaine pour dresser le portrait de l’ancienne « machine à tuer » des Hells.
La famille de Gagné – « tissée serré » selon son expression – reviendra à Montréal après environ un an d’exil dans l’Ouest canadien. Enfant, il admirait son père, un lutteur professionnel malgré son handicap (amputé des deux jambes à l’âge de 8 ans), mais ce dernier était rarement à la maison. Sa mère restait au foyer pour s’occuper de ses frères et lui.
L’homme a décrit au jury comment il a en avait « arraché » à l’école toute son enfance en raison d’une dyslexie légère. Adulte, on a aussi diagnostiqué chez lui un trouble de déficit de l’attention. Après avoir échoué à sa première année du primaire, il a été placé dans une classe spéciale. « J’avais des troubles [j’étais pris dans] des bagarres. […] On se faisait traiter de débile mental par les autres », a-t-il expliqué.
Dès l’âge de 12 ans, il se met à vendre de la drogue. Il en consomme aussi, surtout du hasch. Il passe du statut de « débile mental » à celui de « cool » parce qu’il fait de l’argent comme de l’eau. Plus personne n’ose « l’écœurer ». Inquiets, ses parents déménagent dans les Laurentides dans l’espoir de l’éloigner de mauvaises influences. En vain.
« Faute de modèle masculin adéquat, le sujet n’a pu se construire intérieurement et est resté avec une faible confiance en ses capacités personnelles, une faible estime personnelle, d’immenses blessures qu’il aura tenté de combler à l’intérieur d’une orientation criminelle à la hauteur de ses ambitions. »
— Extrait du rapport d’un expert qui a évalué Stéphane Gagné en prison, en 1998
Ado « révolté », il abandonne l’école à 15 ans, toujours recalé en première secondaire – pour s’enfoncer dans le crime. Il devient un « voleur de caps de roue » – il excelle à voler des voitures – tout en continuant à vendre de la drogue. Sa famille n’y voit que du feu, car il travaille à temps plein au garage de son père (l’ancien lutteur).
À 16 ans, il écope d’une première peine de six mois de probation pour un vol. Rien pour le dissuader de se reprendre en main. Au début de la vingtaine, il fera de fréquents séjours en prison. Chaque fois qu’il sort, il ne respecte pas ses conditions. En prison, il fait « la poule » – expression désignant les détenus qui font entrer de la drogue en la cachant dans certains orifices.
« À cette époque-là, je ne respectais aucun règlement. Je ne respectais rien », a-t-il expliqué cette semaine, témoignant avec assurance et un grand souci du détail. « Rien à voir » avec aujourd’hui, s’est-il empressé de préciser, debout face au jury sans menottes ni chaînes aux pieds, signe de la confiance que les autorités lui portent aujourd’hui.
Stéphane Gagné est emprisonné depuis 17 ans, dont sept passés dans un secteur d’isolement où il n’avait pratiquement aucun contact avec d’autres détenus. La prison l’a usé – on lui donnerait 10 ans de plus –, mais son regard est toujours aussi intense.
Après avoir été arrêté pour le meurtre d’une gardienne de prison en 1997, le motard a choisi de retourner sa veste. Il a écopé d’une peine de prison à vie sans possibilité de libération avant 2022 (date qu’il voudrait avancer). Il a témoigné contre une dizaine de Hells Angels au fil des ans.
Sa « réhabilitation » a été longue, mais elle est réelle, assurent les experts qui l’ont évalué. « Chacun de ses témoignages [à la cour] lui a fait prendre conscience des torts irréparables qu’il a causés. Chacun d’eux a ravivé des souvenirs douloureux, des regrets, de la colère et de la tristesse », écrit une psychiatre en 2010.
En 1998, Gagné va témoigner une première fois contre le chef des Hells Maurice Boucher, qui sera acquitté par un jury. Le résultat ébranle sa confiance. Il est « défait ». « Il admet, avec le recul, qu’il avait honte à cette époque d’être devenu délateur, que les liens entre lui et le crime organisé n’étaient pas complètement rompus, tant au niveau émotif que rationnel », poursuit la psychiatre Michelle Roy.
Le second procès de Boucher fut encore plus difficile pour le délateur. Il avait « honte » de regarder les membres du jury en face ; « honte » d’avoir admiré le chef des Hells, toujours selon la psy. Cette fois-ci, le jury l’a cru et Boucher a été condamné à la prison à vie.
Aujourd’hui, il voit ses témoignages comme autant de tentatives de « réparer » les torts causés aux victimes.
Ces 17 dernières années, il a eu un comportement quasi exemplaire en prison. Il a suivi tous les programmes possibles pour reprendre le droit chemin. Il n’a reçu aucune sanction disciplinaire. On lui a reproché deux incidents mineurs, soit d’avoir correspondu avec une journaliste grâce à la complicité d’un aumônier (qui a ensuite perdu son emploi) et d’avoir caché des cigarettes et du Nutella dans sa cellule. Ce cancre à l’école tente aujourd’hui d’obtenir son diplôme d’études secondaires.
Il sait qu’il vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Depuis le début de son incarcération, les autorités ont reçu plusieurs informations indiquant que la vie du délateur était « en danger ». « Un codétenu cherchera vengeance toute sa vie », écrivent les autorités carcérales en 2010 (sans nommer le codétenu).
Malgré tout, le délateur est déterminé à poursuivre ce qu’il appelle son processus de changement de « Godasse Gagné vers Stéphane Gagné », ont conclu les experts. L’ex-motard doit maintenant convaincre le jury que Godasse appartient au passé et que c’est bel et bien Stéphane qui est devant eux.