Dentistes fautifs

« Ma dentiste a saccagé ma vie »

Si Manon Tremblay n’était pas tombée sur la mauvaise dentiste, elle n’avalerait pas chaque jour des dérivés de morphine. Sa mâchoire ne serait pas faite de métal. Et elle pourrait encore ouvrir la bouche – et parler – sans grimacer de douleur.

Si Manon Tremblay n’était pas tombée sur la mauvaise dentiste, les médecins ne l’auraient jamais placée dans un coma artificiel. Et la Saguenéenne de 48 ans pourrait encore se fier à ses papilles pour faire la différence entre un café corsé et un verre d’eau chaude.

Parce qu’un dentiste consciencieux aurait pris soin de regarder les radiographies de sa patiente. Et aurait ainsi pu empêcher qu’une lésion bénigne se transforme en cancer.

Mais Kathleen Murray, une dentiste d’Alma, n’en a rien fait. Ni en 2007, alors que la radiographie qu’elle venait de prendre montrait « clairement une lésion d’un diamètre appréciable » au bord de la mâchoire. Ni par la suite, alors que sa patiente lui rapportait année après année des douleurs « insoutenables », précise le Conseil de discipline de l’Ordre des dentistes.

« En 2009, j’avais déjà d’énormes maux de tête, je vomissais, je passais mon temps alitée, raconte Mme Tremblay en entrevue. Je ressentais des chocs électriques et je pleurais quand on me touchait les dents. »

Signe que la tumeur progressait, sa bouche était parfois bizarrement engourdie. Mais Kathleen Murray n’a jamais pris soin de scruter sa radiographie initiale ni d’en prendre une nouvelle. Il a fallu qu’elle parte en congé de maternité en 2011 pour que son remplaçant, dentiste retraité, le fasse. Et constate instantanément la catastrophe.

« La lésion s’était infiltrée dans l’os, alors que si on l’avait enlevée au début, ç’aurait été une chirurgie d’une heure, rapporte Manon Tremblay. Quand il m’a tout expliqué, il avait une face d’enterrement. L’hygiéniste avait les yeux dans l’eau, elle disait sans arrêt : “Je suis désolée, Mme Tremblay, je suis désolée…” »

Un chirurgien saguenéen a tout gratté d’urgence. Puis, des spécialistes montréalais ont pris le relais. Douze heures d’opération, deux trachéotomies, une greffe d’os rejetée, 73 ganglions enlevés, six mois de gavage par le ventre… « Quand ils entrent le tube dans ton estomac, tu es réveillée. Tu as l’impression de faire une crise cardiaque. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. »

Manon Tremblay est restée hospitalisée plus d’un mois. Sa radiothérapie a duré six semaines de plus. « Après trois jours, la peau de ma bouche partait en lambeaux. »

Pas une première

Fait à noter : neuf ans avant le premier rendez-vous de Mme Tremblay, Kathleen Murray avait déjà été sanctionnée par son Conseil de discipline parce qu’elle avait laissé progresser les caries d’une enfant. Elle avait alors juré qu’elle avait « tiré toutes les leçons appropriées de cette expérience » et qu’elle travaillait désormais « avec minutie ».

Constatant qu’il n’en était rien, le Conseil l’a radiée pour trois mois et lui a imposé 5000 $ d’amende en 2015. Kathleen Murray lui a vainement demandé de ne pas publiciser cette sanction pour éviter de voir sa réputation ternie et de vivre une « diminution importante de sa clientèle ».

À l’époque, la dentiste avait déclaré être hantée par les regrets et avait promis « de prendre tous les moyens pour éviter qu’un tel événement se répète ».

« Une décision a été rendue et je n’ai pas le choix de la respecter. Je souhaite que la dame soit passée à autre chose », a-t-elle ajouté au téléphone, la semaine dernière.

De retour à sa clinique, elle annonce maintenant dans un hebdomadaire local qu’elle utilise un procédé « exclusif à Alma » pour réaliser en « trois heures » des « transformations [dentaires] extrêmes ».

« Elle a saccagé ma vie ! Comment peut-on la laisser reprendre la sienne comme si de rien n’était après trois mois… »

— Manon Tremblay, au sujet de sa dentiste Kathleen Murray

Trois fois plus que les médecins

Manon Tremblay n’est pas la seule victime mécontente. Les dentistes sont de trois à quatre fois plus susceptibles que les médecins d’être traduits devant leur comité de discipline, révèlent les rapports annuels de leur ordre professionnel respectif.

Depuis trois ans, 40 dentistes ont été poursuivis par leur syndic pour avoir maltraité leurs patients – souvent à de très nombreuses reprises. Et un seul d’entre eux a définitivement perdu son permis.

La grande majorité des fautifs n’ont pas été radiés du tout. Parmi lesquels des dentistes s’étant enrichis à coups de fausses promesses ou de traitements aberrants. Plusieurs ont fait preuve de « négligence grossière », d’« incompétence flagrante » ou de « grave insouciance ».

En 2014, le Conseil et le syndic ont conclu que le public n’était plus en danger, une fois informés qu’une dentiste ayant commis des fautes graves venait de se réorienter en… médecine. « Quand on regarde ce cas de l’externe, de façon objective, oui, ça surprend. Le but n’est pas de pelleter nos problèmes dans la cour du voisin », assure le syndic Mario Mailhot, entré en poste après cette décision.

« L’Ordre a un sérieux examen de conscience à faire. Le processus disciplinaire est beaucoup trop lent et beaucoup trop conciliant. »

— Me Jean-Pierre Ménard, dont le cabinet représente la majorité des victimes québécoises d’erreurs médicales

Me Ménard poursuit : « On mine la confiance du public en accordant beaucoup plus d’importance aux difficultés personnelles du professionnel qu’à celles de la victime. »

D’après lui, les fautifs représentent « la frange marginale du milieu » : « Ils parlent peu aux patients, ils ne se tiennent pas à jour, ils roulent beaucoup et on dirait que l’argent l’emporte sur l’aspect thérapeutique. »

Dans plusieurs décisions, le Conseil de discipline explique qu’il impose une sanction plutôt clémente parce qu’il se sent lié par une entente survenue entre les avocats des parties. « Si on arrive immédiatement à un plaidoyer de culpabilité en négociant, ça a un effet immédiat. On assure mieux la protection du public qu’en se lançant dans un procès de 10 ans », justifie le Dr Mailhot.

À Québec, l’ex-dentiste Pierre Dupont a multiplié les recours pour retarder pendant 12 ans le verdict du Conseil de discipline. Il a fini par plaider coupable – et perdre son permis en 2004 – après qu’une patiente âgée a fait un arrêt respiratoire sur sa chaise, qu’une autre a subi un infarctus et une troisième, un œdème pulmonaire.

L’histoire se répète

Au total, cinq dentistes québécois ont définitivement perdu leur permis depuis 1998 (contre six médecins). Mais cela s’est produit seulement après six, huit ou neuf poursuites disciplinaires. « Après [autant] de causes, on en a assez. Il n’y a plus de place pour le pardon », assure le syndic Mario Mailhot.

Pour Me Ménard, c’est beaucoup trop long. « Quand un client appelait et nommait un dentiste dont je dois taire le nom, on savait qu’on avait une cause. On l’a poursuivi au civil 14 fois ! », raconte l’avocat, qui envoie toutes ses poursuites à l’Ordre. Le dentiste en question a été radié seulement un mois.

« Si parler de mon histoire peut protéger une seule personne, ça aura valu la peine », conclut Manon Tremblay, bouleversée d’apprendre qu’un adolescent montréalais a récemment failli connaître le même sort qu’elle. Sa lésion à lui était visible sur plusieurs radiographies, mais trois dentistes d’une clinique lavalloise l’ont ratée pendant trois ans.

Bien que bénigne, « la masse [était] telle qu’il ne reste presque plus d’os au milieu de la mâchoire, tellement qu’un moindre coup, après la chirurgie, pourrait fracturer la mâchoire de mon fils en deux », précise la mère du jeune sportif, dans une lettre remise au Conseil de discipline.

Les dentistes, qui ont plaidé coupable, risquent tout au plus de 2500 $ à 6500 $ d’amende chacun. Pendant qu’ils attendent de connaître leur sanction, Manon Tremblay attend les résultats d’un test d’imagerie par résonance magnétique – le genre d’examen qu’elle devra passer pour le reste de ses jours. « Il ne faut pas que le cancer revienne, explique-t-elle, parce que dans mon état, il serait incurable. »

Comment est-ce possible ?

Comment expliquer que des professionnels ayant réussi une formation universitaire très contingentée puissent se montrer aussi incompétents ? « Comme dans tous les domaines, on trouve des gens qui ne se tiennent pas à jour, qui tournent les coins ronds avec le temps, qui mesurent mal leurs aptitudes ou qui sont moins intègres », répond le syndic Mario Mailhot.

« Quand les compétences sont en cause, un stage a des chances de régler la situation. Mais quand il s’agit de problèmes d’intégrité, que ça relève des valeurs des gens, c’est parfois presque impossible à corriger. »

En attendant que les moutons noirs soient mis hors d’état de nuire, les patients sont mal placés pour les repérer. « Captifs » et « vulnérables », ils ne sont « pas dans une position pour mettre en doute la recommandation du dentiste [qui possède des connaissances spécialisées] », soulignent plusieurs décisions du Conseil de discipline.

— Marie-Claude Malboeuf

EXERGUE CHIFFRES

4 à 5 %

Proportion de dentistes québécois faisant chaque année l’objet d’une demande d’enquête (contre 10 % des médecins).

0,3 à 0,4 %

Proportion de dentistes traduits chaque année devant le Conseil de discipline (contre 0,1 % des médecins).

75 %

Proportion des 300 demandes d’enquête annuellement acheminées à l’Ordre qui concernent des soins et des diagnostics inadéquats

Sources : Rapports annuels de l’Ordre des dentistes du Québec et du Collège des médecins du Québec (les pourcentages ont été calculés par La Presse)

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