Chronique

Le courage de dénoncer

C’est peut-être la seule bonne chose qui ait émergé de la sordide affaire Jian Ghomeshi, ce populaire animateur remercié par la CBC à la suite d’allégations d’agressions sexuelles. Depuis la semaine dernière, les langues se délient, défiant le silence dans lequel s’engluent trop souvent les histoires de viol. Des milliers de messages dans les réseaux sociaux sous le mot-clic #BeenRapedNeverReported parlent de toutes ces agressions sexuelles jamais dénoncées, démystifient les raisons qui expliquent ce silence et proposent de poursuivre la discussion encore trop timide sur les violences sexuelles.

C’est ma courageuse collègue de The Gazette Sue Montgomery qui a lancé la campagne, le cœur battant, la semaine dernière, en révélant sa propre histoire d’agression sexuelle. Les réactions à l’affaire Ghomeshi du type : « Si les femmes ne dénoncent pas, ce n’est pas crédible » l’avaient mise en colère. Elle en a discuté avec son amie du Toronto Star, Antonia Zerbisias. Elles ont découvert par hasard qu’elles partageaient un même silence. « Je ne savais pas qu’elle avait été violée. Elle ne savait pas non plus que j’avais été violée. » 

C’est ainsi qu’est né le mot-clic #BeenRapedNeverReported. Sue Montgomery a été la première à briser la glace. Une avalanche de messages a suivi, ici et ailleurs, comme si la digue d’un barrage avait cédé. En moins de 24 heures, on estime que 8 millions de personnes d’ici et d’ailleurs, de Montréal à Delhi en passant par Londres et Riyad, ont participé à cette campagne. 

Sue savait bien qu’il y avait des milliers de femmes qui avaient vécu ce qu’elle avait vécu. En ce sens, elle n’a pas été surprise par le torrent. Mais elle a été surprise de voir qu’une « si petite chose », comme elle dit, c’est-à-dire un simple message sur Twitter, ait suffi à encourager tant de gens à parler. 

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Parmi celles qui, dans la foulée de l’affaire Ghomeshi, ont eu le courage de parler d’agressions qu’elles ont subies, on compte la présidente du Conseil du statut de la femme, Julie Miville-Dechêne. En entrevue à la Première Chaîne de Radio-Canada, elle a révélé vendredi avoir été victime d’une agression sexuelle durant son adolescence. Une prise de parole qui, comme le faisait remarquer l’historienne Yolande Cohen, avait le mérite de rompre avec le féminisme sage et institutionnel auquel on nous a habitués. 

Peu de temps après, Alexa Conradi, présidente de la Fédération des femmes du Québec, écrivait à son tour sur Twitter : « Oui, moi aussi. Agressée sexuellement. 3 x plutôt qu’une. #BeenRapedNeverReported. »

Que deux des représentantes de nos principales institutions féministes, ébranlées par l’affaire Ghomeshi, fassent ces révélations en même temps n’a rien de banal. Il faut saluer leur prise de parole aussi douloureuse que nécessaire.

J’ai parlé à Alexa Conradi, hier. La voix brisée, elle m’a expliqué pourquoi elle a senti le besoin de parler. Ce n’est ni par vengeance ni pour se donner en spectacle. Mais bien parce qu’elle sentait que, comme présidente de la Fédération des femmes du Québec, elle pouvait contribuer à faire évoluer les mentalités. Elle pouvait ébranler les tabous en prenant la parole. 

Le courage de celles qui ont osé dénoncer lui a donné du courage. « Le poids de ce silence est lourd », me dit-elle, rappelant que 90 % des agressions sexuelles ne sont pas dénoncées.

La gorge nouée, Alexa Conradi m’a parlé de ce jour où elle a été agressée sexuellement par l’homme qu’elle aimait. Un homme intelligent, beau, sensible, en qui elle avait pleinement confiance. Elle était jeune. Elle était vulnérable. Elle était dans une situation de dépendance. Elle se disait : « Si je le dénonce, qui me permettra de survivre ? »

C’est la Marche du pain et des roses, en 1995, qui lui a donné le courage de se libérer de cette dépendance. Après avoir marché 10 jours aux côtés de milliers de femmes, elle a réalisé que si elle n’avait pas de famille au Québec, elle pouvait compter sur tout un réseau d’entraide. 

En entamant une discussion sur ce sujet, Alexa Conradi aimerait qu’on reconnaisse que, contrairement à la croyance populaire, les agresseurs ne sont pas des « monstres ». Le plus souvent, ce sont des gens « ordinaires » que l’on connaît bien. Des pères, des chums, des amoureux, nourris aux stéréotypes sexistes.

Elle aimerait aussi que l’on rappelle que la prévention de la violence ne repose pas uniquement sur les épaules des filles. Cela a beaucoup à voir avec la façon dont on élève nos garçons, dans le respect de valeurs égalitaires.

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En observant les réactions suscitées par l’affaire Ghomeshi, je me suis demandé pourquoi les réactions avaient été plutôt timides du côté francophone, où la campagne #BeenRapedNeverReported n’a eu que très peu d’échos. Jusqu’à présent, les tentatives de donner un pendant francophone à cette initiative ont eu l’air de minuscules gouttes d’eau à côté du torrent anglophone. Cela pourrait changer cette semaine, car la Fédération des femmes du Québec, en collaboration avec Je suis indestructible, compte lancer officiellement aujourd’hui la campagne #AgressionNonDénoncée.

On peut d’emblée expliquer cette différence dans les réactions par le fait que Jian Ghomeshi était très connu au Canada anglais et beaucoup moins chez les francophones. Mais la théorie des deux solitudes ne dit peut-être pas tout. 

Pour l’historienne Yolande Cohen, des raisons plus profondes expliquent ce silence. Comme si, malgré toutes les campagnes de prévention, la question des agressions sexuelles demeurait particulièrement taboue au Québec, même dans les cercles féministes. 

« Ce qui est curieux, c’est que le féminisme québécois a beaucoup insisté sur la victimisation des femmes, mais pas celle-là », note l’historienne. 

Ce qui domine le féminisme au Québec, c’est une vision matérialiste de l’émancipation des femmes, rappelle-t-elle. Cela a permis d’importantes avancées. Mais cela ne suffit pas. Tant que la question des agressions sexuelles sera un sujet privé, le problème restera entier. « Il n’y aura pas d’émancipation s’il n’y a pas de dénonciation. »

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