Chronique

Contre le délit d’opinion

L’intention est louable : qui ne veut pas « lutter contre l’intimidation et la discrimination » ?

Au nom de cette lutte, la Commission des droits de la personne du Québec recommande de modifier la Charte québécoise pour y ajouter une sorte de délit d’expression. Cela couvrirait les paroles qui « incitent à la haine » contre les minorités ethniques, les homosexuels, les adversaires politiques et bien entendu les membres de telle ou telle religion.

C’est une très mauvaise idée.

La propagande haineuse est déjà un crime au Canada. Les critères sont trop stricts au goût de la Commission. À l’heure des réseaux sociaux, la propagation des propos discriminatoires et haineux se fait à vitesse grand V et les lois doivent s’adapter, nous dit-on.

C’est vrai, le crime de propagande haineuse est difficile à prouver. Et c’est très bien ainsi. 

On ne voudrait pas d’un État où la police pourrait arrêter quiconque dépasse les bornes du respect et du discours responsable.

« Fomenter volontairement la haine » peut entraîner une peine d’emprisonnement de deux ans et la confiscation des moyens de communication utilisés.

« Seules les formes d’aversion les plus extrêmes sont en cause », a dit la Cour suprême dans le dossier du génocidaire Mugesera. Il faut donc des propos extrêmes qui ont pour but de susciter la détestation d’un « groupe identifiable ».

On ne policera pas le langage de Twitter avec ça.

Mais, au fait, pourquoi faudrait-il que l’État police le langage de Twitter s’il ne tombe pas dans les zones criminelles d’incitation à la violence ou à la haine, ou de harcèlement, ou si on n’est pas dans un cas d’atteinte à la réputation individuelle ?

Ce n’est pas parce que les paroles circulent en plus grand nombre et plus vite qu’il faut nécessairement plus de lois pour les contrôler. La réplique à la bêtise, aux préjugés et à l’ignorance arrive aussi plus vite. Hors du cadre des propos carrément criminels ou diffamatoires, les moyens de défense classiques de la société sont les meilleurs : l’information, l’intelligence, la contradiction.

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Le Canada nous fournit un laboratoire de ce à quoi peut servir le genre de disposition réclamée par la Commission des droits. Les autres commissions des droits au pays ont en effet presque toutes une disposition couvrant ce que j’appellerais une version cheap de la propagande haineuse.

Ainsi, en Alberta, à la suite d’une plainte d’un imam, l’éditeur Ezra Levant a été poursuivi pour avoir publié les fameuses caricatures danoises de Mahomet – la poursuite a été abandonnée par la suite.

En Colombie-Britannique, le magazine MacLean’s a eu un procès pour répondre d’une série d’articles soi-disant « islamophobes ». La plainte a été rejetée, mais au terme d’un procès de cinq jours. La Commission des droits de l’Ontario, dans le même dossier, a dit qu’elle n’avait pas compétence pour entendre l’affaire… mais a diffusé un communiqué déplorant le fait de ne pouvoir entendre l’affaire… et concluant que l’article incriminé contribuait aux préjugés contre les musulmans !

Ailleurs, ce sont des chrétiens distribuant des dépliants qui déplorent le rôle des homosexuels dans les écoles qui sont poursuivis. Dans une décision rendue en 2013, la Cour suprême a conclu qu’une disposition de la Saskatchewan interdisant l’expression haineuse ou qui « ridiculise, […] rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à [la] dignité » n’était pas totalement inconstitutionnelle : les juges ont biffé « ridiculise, rabaisse ou porte atteinte à la dignité ».

Dans la panoplie des moyens pour lutter contre la discrimination, il n’est pas déraisonnable d’interdire les propos « haineux » qui ne sont pas suffisamment graves pour être du ressort du Code criminel, a dit la Cour.

Après des années de débat, le Parlement fédéral a quant à lui décidé d’enlever ce pouvoir à la Commission fédérale des droits de la personne.

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Actuellement, la Commission des droits n’a pas de pouvoir d’enquête sur l’expression artistique, littéraire ou journalistique. C’est une exception qui doit demeurer. Les exemples du reste du Canada montrent assez clairement comment on peut détourner ce genre de loi pour « punir » les propos qui sont simplement jugés offensants.

C’est en vertu d’une loi semblable que Charlie Hebdo a été poursuivi –  à de nombreuses reprises, d’ailleurs. 

En France, la barre « criminelle » est en effet beaucoup plus basse, et ce qui est considéré comme une insulte raciale ou religieuse peut vous conduire devant le tribunal correctionnel.

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S’il suffisait de protéger les propos raisonnables et modérés, on n’aurait pas besoin d’inscrire la liberté d’expression dans les Constitutions.

Le droit doit protéger le commentateur comme « le satiriste ou le caricaturiste, qui sautent sur un point de vue, lequel peut être seulement accessoire au débat public, et le gonflent hors de toute proportion dans une caricature outrancière pour informer ou faire rire le public, écrivait le juge Ian Binnie en 2008. Leur fonction n’est pas tant de faire progresser le débat public que d’exercer le droit démocratique de se moquer des gens qui protestent dans l’arène publique. La population comprend parfaitement que c’est là leur fonction ».

La Commission des droits a bien assez de droits à défendre. Qu’elle ne se mêle pas trop de liberté d’expression, s’il vous plaît.

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