Marc Labrèche et Yves Jacques

Le plaisir de jouer Lepage

Dans le cadre de la reprise de La face cachée de la Lune, dès mercredi chez Duceppe, La Presse a rencontré Marc Labrèche et Yves Jacques, deux acteurs qui ont joué un peu partout sur la planète dans trois solos créés par Robert Lepage. Discussion autour du théâtre et de l’ivresse de jouer du Lepage.

Comment avez-vous réagi lorsque Robert Lepage vous a demandé de reprendre ses solos en tournée mondiale ?

Marc Labrèche : « Je suis tombé des nues, car je ne connaissais pas Robert ! On s’était croisés dans un gala de cinéma que j’animais ; trois semaines plus tard, son agent m’appelait pour m’offrir de le remplacer dans Les aiguilles et l’opium. Je n’avais jamais vu la pièce. Je suis allé la voir à Chicago. Je me souviens de l’énergie et du plaisir de Robert sur scène. Il se promenait comme un enfant qui joue dans son grenier. »

Yves Jacques : « Moi aussi, j’ai tout de suite accepté de faire La face cachée de la Lune, sans avoir vu le spectacle, en 2001. Quand je l’ai vu pour la première fois à Paris, j’ai eu le vertige durant la représentation. Je me disais : “Mon Dieu, je ne pourrai jamais faire ça !” Alors, Robert m’a suggéré de revenir le lendemain et de revoir le spectacle, pas de la salle, mais des coulisses. Seul en coulisses, j’avais l’impression d’observer un enfant avec ses “bébelles” dans sa chambre. Content de raconter une histoire. »

Un interprète doit être assez fier de se faire appeler par le metteur en scène québécois le plus connu dans le monde ?

M.L. : « Fierté peut-être, mais du plaisir et du bonheur de jouer du Lepage, sûrement. Robert nous donne le loisir, le luxe, d’avoir le temps de peaufiner son instrument. Au-delà du plaisir artistique, ce qui est merveilleux, c’est de pouvoir jouer aussi longtemps une pièce. J’ai fait environ 500 représentations des Aiguilles et l’opium, la moitié au milieu des années 90 et l’autre moitié 20 ans plus tard. Autant en anglais qu’en français. C’est unique dans le théâtre québécois. »

Y.J. : « Après une représentation, l’acteur vit quelque chose proche de l’adrénaline d’un show rock. Il se sent libre, léger, magnifié. »

M.L. : « En effet, jouer un solo de Lepage procure une ivresse que j’ai rarement connue dans mon travail. »

La tentation d’imiter l’acteur qui a créé et imprégné ses propres solos n’est pas un piège ?

Y.J. : « Au contraire, au départ, j’imitais le jeu de Robert. J’allais dans ses pas, parce que je voulais être respectueux de son travail. Je devais porter son œuvre. C’est pas le one man show d’Yves Jacques ; de toute façon, personne ne me connaît en Australie ou en Italie. Les gens viennent voir une pièce de Robert Lepage. Avec les années, je me suis dégagé de son interprétation pour trouver mon espace de liberté. »

M.L. : « En cours de route, Robert nous encourage aussi à nous approprier son œuvre, à apporter notre couleur, notre ponctuation… Tout en respectant sa proposition de départ, il change des choses. S’il voit qu’en répétition, l’acteur n’est pas à l’aise avec une scène, il l’adapte pour lui. Je suis fasciné par la vitesse avec laquelle Robert prend des décisions. Il ne se bat pas des heures avec quelque chose qui cloche. » 

Y. J. : « Robert dit que ce qui l’intéresse, c’est l’acteur-créateur, avec qui il peut collaborer dans le processus de création. Il nous fait confiance et nous rassure pour qu’on prenne le temps de trouver notre place, même s’il est bousculé par son horaire et ses projets de par le monde. Robert n’aime pas les états d’âme. L’acteur joue la matière du personnage. »

M.L. : « Cela dit, lorsque nous répétions à Stockholm, j’ai vu Robert fasciné de voir des interprètes suédois qui jouaient Maison de poupée d’Ibsen. Il était émerveillé par le travail de ces interprètes classiques férus du répertoire. »

Justement, lors des tournées mondiales, vous jouez en alternance dans deux langues. Est-ce bien différent de jouer en anglais et en français ?

M.L. : « La respiration et la musique sont différentes d’une langue à l’autre. Quand je joue en anglais, j’ai plus de liberté comme acteur. Et aussi, ma voix baisse d’un quart de ton. Je me demandais pourquoi et j’ai réalisé que c’est probablement tous ces films que j’ai vus plus jeune, avec des acteurs britanniques à la voix très grave [Labrèche imite l’accent British]. Alors qu’en français, si j’incarne Cocteau, je suis influencé par sa voix que j’ai tant entendue au cinéma… »

Y.J. : « L’acteur français le plus proche de toi demeure sans doute ton père, Gaétan Labrèche ? »

M.L. : « Bien oui ! Et lui-même avait dans son timbre des relents nasillards des voix des acteurs du cinéma français des années 40 et 50, comme Louis Jouvet… »

Est-ce que le public réagit de la même façon au théâtre de Lepage partout dans le monde ?

Y.J. : « Dans tous les pays, le public est d’abord bouleversé par l’humanité et l’universalité du récit. Après ça, chaque peuple fait des liens avec sa propre histoire. À Séoul, la scène finale des retrouvailles entre les frères renvoie à la réconciliation entre les deux Corées ennemies. »

M.L. : « À Londres, je parlais du référendum de 1995 pendant le vote du Brexit, et la salle réagissait à chaque réplique. Partout, le spectateur accède facilement à l’univers de Robert. Son théâtre est enveloppant. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’on ramène toujours son théâtre à sa coquille, aux gadgets. Je ne pense pas qu’il sacrifie l’humanité au profit de la machine. Certes, parfois l’équilibre est moins achevé. Chaque œuvre fait partie d’un processus, d’un style, qui se raffine. Mais au cœur de son art, il y a toujours cette envie de connaître davantage l’humain. »

Que doit-on à Robert Lepage ?

Y.J. : « Une magie qui nous fait croire à l’impossible. Une musique qui caresse le spectateur dans son art. Et la beauté du chaos. Robert adore le chaos. »

M.L. : « Et cette musique, ce langage, je ne la retrouve nulle part ailleurs chez les autres créateurs. Robert travaille “vraiment” pour le spectateur. Il n’est pas complaisant avec lui-même ni le public. Il fait confiance à l’intelligence des gens. Au hasard de ses horaires et des croisements d’avions, Robert arrive par surprise dans une ville où l’on joue un soir. Il s’assoit dans la salle au milieu du public et regarde le spectacle. Il est très sensible à l’écoute (et aux réactions) des spectateurs. »

Le créateur vient voir à l’improviste ses enfants jouer ses créations un peu partout dans le monde ?

M.L. : « Absolument, comme un père qui visite ses enfants pensionnaires au collège ; à Cambridge, à Harvard, à Eton… [Rires] »

La face cachée de la Lune, interprétée par Yves Jacques, chez Duceppe, du 3 avril au 11 mai

Autour de la Lune

La face cachée de la Lune, quatrième spectacle solo de Robert Lepage, a été créé au Trident, à Québec, en mars 2000. Acclamé par la critique et le public, le spectacle a fait le tour du monde et a été adapté au cinéma, en 2003. Yves Jacques joue la pièce en intermittence sur les scènes du globe depuis 18 ans. L’acteur virtuose reprend du service chez Duceppe, du 3 avril au 11 mai.

Après 887, La face… est sans doute l’une des œuvres les plus autobiographiques de Lepage. Ce dernier l’a créée à l’aube de l’an 2000, un an après la mort de sa mère. Il y fait un parallèle entre la rivalité des Soviétiques et des Américains, dans leur conquête de l’espace des années 50 et 60, et le conflit entre deux frères aux valeurs totalement opposées. Portée par la magie, le génie et la poésie de Lepage, bercée par la musique de Laurie Anderson, la pièce aborde des thèmes universels, comme les blessures de l’enfance et l’adolescence, la famille, la solitude et la peur du vide. Portés par un acteur qui a la tête dans les étoiles et les pieds sur scène.

Trois fois Lepage

En plus de La face cachée de la Lune, qu’il joue en alternance depuis 18 ans, Yves Jacques a repris un autre solo de Lepage, Le Projet Andersen, en tournée mondiale, de 2007 à 2012. La pièce, qui s’inspire librement de deux contes d’Andersen, a été créée à Québec en 2005.

À 20 ans d’écart, Marc Labrèche a joué dans deux tournées mondiales des Aiguilles et l’opium. Ce solo sur la dépendance amoureuse et physique a été créé en 1991 par le metteur en scène au Théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa. Labrèche a repris la pièce en 1994, puis dans une nouvelle mouture en 2014 et en 2015.

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