Chronique

Les mots brûlés

Cela faisait un petit moment qu’on les voyait se consumer. Et voilà, c’est fait. « Racisme » et « systémique » viennent officiellement de rejoindre, main dans la main, le cimetière des mots brûlés au Québec. L’incinération a eu lieu officiellement mercredi dans une déclaration du nouveau ministre de l’Immigration, David Heurtel.

Plutôt qu’une consultation sur la discrimination systémique et le racisme pilotée par la Commission des droits de la personne, Québec organisera lui-même en décembre un « Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination ».

S’il est clair que la Commission des droits de la personne, plongée dans une crise interne, n’avait ni l’autorité morale ni l’indépendance nécessaires pour mener cette consultation, la nouvelle mouture édulcorée de l’exercice, qui a soigneusement rayé de son vocabulaire officiel les mots « racisme » et « systémique », laisse songeur. Dans la novlangue de l’exercice « recadré », ces concepts, pourtant utiles si on les explique bien, semblent avoir été sacrifiés sur l’autel de la petite politique et de la pensée positive.

Existe-t-il une forme ou une autre de racisme systémique au Québec ? a demandé un journaliste à David Heurtel. Réponse du ministre : « Je ne suis pas là pour vous dire ce qui existe et ce qui n’existe pas. »

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Dix ans après la commission Bouchard-Taylor, la liste des mots brûlés dans nos débats publics s’allonge, me faisait remarquer cette semaine François Rocher, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

Après « accommodements raisonnables » (expression galvaudée et vidée de son sens juridique), après « laïcité » (que l’on confond trop souvent avec une catholaïcité ou un athéisme d’État), c’est le tour de « racisme systémique ».

« On a brûlé des termes qui sont pourtant centraux. “Accommodements raisonnables” est un terme qui est mort, car on pense à des accommodements déraisonnables. On a aussi pollué le terme “laïcité”. C’est un terme neutre, mais on ne peut plus en parler avec sérénité. Et maintenant, on a brûlé la notion de “racisme systémique”. Même chose pour “interculturalisme”. Il deviendra impossible d’en parler. »

Dans le cadre d’un colloque international de l’Université de Montréal soulignant le 10e anniversaire de la commission Bouchard-Taylor, François Rocher présentera aujourd’hui un bilan plutôt négatif de la mise en œuvre des recommandations du rapport de la Commission. Selon lui, depuis 10 ans, le Québec a fait un pas en avant et deux pas en arrière en matière de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Il qualifie la réponse gouvernementale au rapport Bouchard-Taylor de « biscornue ».

En 2014, le politologue a pris la mesure des actions gouvernementales entreprises pour donner suite (ou non) aux 37 recommandations de la commission Bouchard-Taylor. Selon son évaluation, un peu plus du tiers (36 %) des recommandations avaient bénéficié d’un réel suivi. Pour les recommandations prioritaires du rapport, la proportion tombe à 29 %.

Depuis, il n’y a pas eu de grandes avancées. « Je pense que si je refaisais l’exercice aujourd’hui, j’arriverais à peu près au même résultat. » Ce qui ressort de l’analyse, c’est que les efforts des autorités publiques ont davantage porté sur la dimension instrumentale de la gestion de la diversité (marché du travail, reconnaissance des compétences, etc.), plutôt que sur le malaise identitaire et la préoccupation pour la cohésion sociale qui a mené à la création de la Commission.

« Ma conclusion, ce n’est pas que le gouvernement n’a rien fait. Mais il a fait peu de choses sur ce qui était à l’origine de la crise. Lorsqu’il s’en est préoccupé, il s’en est mal préoccupé. »

— François Rocher, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa

Est-ce à dire que toute cette commission Bouchard-Taylor ne fut que gaspillage de fonds publics, comme me l’ont écrit quelques lecteurs la semaine dernière, à la suite de mon entrevue avec les deux coprésidents ?

Je ne suis pas de cet avis. Une société ne souffre jamais de trop réfléchir sur des enjeux aussi importants que la diversité, la laïcité, l’égalité hommes-femmes ou la discrimination. C’est plutôt le contraire…

À mon sens, la réflexion Bouchard-Taylor a créé un excellent cadre de référence. L’ennui, 10 ans plus tard, alors que le gouvernement vient d’adopter une loi sur la neutralité religieuse mal ficelée qui refuse de parler de « laïcité », alors que le débat sur le crucifix de l’Assemblée nationale est relancé, c’est que l’on est encore à côté du cadre.

Pendant que des exclus attendent aux portes des débats politiques, on semble bien occupé à brûler des mots, au gré du vent.

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