Yves Tremblay est photographe aérien. Éric Quirion pilote des hélicoptères. À 6 h, le matin du 6 juillet 2013, Éric a reçu un appel d’Yves : « Il faut aller à Lac-Mégantic, là. » Une heure plus tard, ils étaient les premiers à survoler le site de la catastrophe ferroviaire qui a fait 47 morts.
« On aurait dit une ville bombardée », se rappelle Éric Quirion, 47 ans. « Ma conjointe est venue en backup. On avait deux photographes, Yves et elle. Mais je n’ai jamais regardé les photos. Je n’étais pas capable. Eille, 47 personnes ! Là, tu les vois, la boucane, l’odeur… On avait le kérosène dans le nez. C’était épouvantable. Moi, j’ai dit : “ça sent la mort, c’est épouvantable.” »
Depuis, Yves Tremblay et Éric Quirion sont retournés à Lac-Mégantic en hélicoptère chaque année. Le 12 juin, journée marquée par de fortes rafales, nous les y avons accompagnés.
Le deuil
« J’ai vécu toutes les étapes du deuil », raconte Yves Tremblay, 56 ans. « Je ne le savais pas, mais quand j’ai survolé le site le matin de l’accident, ça explosait encore, c’était la stupéfaction. Après, j’y suis retourné en après-midi, c’était la colère. Le lendemain, c’était la peine. J’en ai parlé à des amis qui avaient perdu des proches, et ce sont les étapes du deuil. »
Le 12 juin, Yves Tremblay avait prévu retourner à Lac-Mégantic pour prendre une photo du site incendié, cinq ans après. La même photo, sous le même angle, qu’il avait prise en 2017 et les années précédentes, pour montrer le chemin parcouru depuis la tragédie.
« C’est comme le jeu des sept erreurs, explique-t-il. J’aime comparer les lieux. »
Partis de l’aéroport de Victoriaville, nous avons survolé Norbertville, Chesterville, des kilomètres de forêts de sapins, de grandes érablières, des lacs et des montagnes. Yves Tremblay avait pris des arrangements avec Annick Roy, propriétaire de la ferme maraîchère Roy, à Nantes, village situé à 12 kilomètres à l’ouest de Lac-Mégantic, pour atterrir sur ses terres.
Le champ de fraises
C’est à Nantes que le train meurtrier, composé de 72 wagons-citernes remplis de pétrole brut et de cinq locomotives, était stationné, le soir du 5 juillet 2013, avant de dévaler la pente de 1,2 % vers Lac-Mégantic et de foncer sur le centre-ville. Le seul occupant du convoi, Tom Harding, employé par la Montreal, Maine & Atlantic Railway, avait fini son quart de travail et était parti pour la nuit.
Nous avons survolé la ferme à 800 pieds dans les airs, avant de nous poser à côté du champ de fraises. Annick, 36 ans, nous attendait avec ses trois enfants, son père et un couple d’amis. Le père de sa fille Fanny, Jean-Guy Veilleux, est mort dans l’accident du train, à 32 ans.
« On va leur donner un tour d’hélico », nous avait prévenu Yves Tremblay. « Fanny avait 12 ans quand son père est mort. J’ai hâte de la revoir. »
Gaétan Roy, le père d’Annick, avait permis à Yves Tremblay et à Éric Quirion de se poser sur sa ferme il y a cinq ans. Yves voulait les remercier.
« Je suis retourné à Mégantic un mois après l’incendie, relate-t-il. Mais dans un contexte un peu spécial. Mon épouse et moi, on voulait prendre des vacances, mais au lieu d’aller à Old Orchard, aux États-Unis, on s’est dit : “on va aller passer deux semaines à Mégantic dans un camping, on va aller encourager l’économie locale.” » On est allés au cinéma, à l’épicerie… Il y a beaucoup de monde, dans les Cantons-de-l’Est, qui l’ont fait, pour aider Mégantic. Il y avait un sticker sur les autos : “Supportons Mégantic”. »
Changer d’air
Annick Roy, elle, a préféré quitter la municipalité après le déraillement du train. « Il fallait que je change d’air, dit-elle. C’était lourd, Mégantic. Chaque fois qu’on sortait, on passait en face du centre-ville détruit. Ça nous a vraiment fait du bien de partir. »
Elle est revenue, il y a un an, pour prendre la relève de son père à la ferme, dont elle est devenue propriétaire. Stéphane Fortin, 48 ans, un grand ami de son ex-conjoint mort, lui rend visite régulièrement.
Jusqu’à récemment, Stéphane allait encore se recueillir sur la tombe de son copain Jean-Guy toutes les deux semaines. « Là, j’essaie d’espacer, confie-t-il. Quand ça a pété, j’étais avec mon gars. On était en train de cogner chez eux, on le cherchait. Il habitait drette à côté du Musi-Café.
« Moi, j’ai su pas mal tout de suite qu’il était mort parce que sa mère, c’était tout pour lui. Il serait passé au travers du feu pour aller voir sa mère. Sa mère, elle, l’attendait encore, mais il fallait qu’elle évacue. Moi, j’ai dit que s’il n’est pas là, il y a de quoi. Elle a été forte, sa mère. En dedans d’elle, elle devait le savoir. »
Plus jamais pareil
Aujourd’hui, la vie a repris son cours, même s’il reste des séquelles et que le centre-ville a perdu tout son charme.
« Il n’y a plus grand vie là, dit Stéphane Fortin. Ce n’est plus pareil comme avant. Ce ne sera plus jamais pareil. On est loin un peu, nous autres, à Nantes, c’est bon pour le moral. Mais on pense encore à ceux qu’on a perdus. »
« C’est facile de juger quand on n’a pas à prendre les décisions, ajoute Annick. La rue commerciale est correcte, mais ce n’est plus comme avant. Le côté ancien, historique, a disparu. C’est froid. Je suis chanceuse, je n’ai pas d’affaire à y aller souvent. »
Yves Tremblay abonde dans son sens.
« Je trouve que ça a été reconstruit trop rapidement, dit-il. Du haut des airs, on dirait un mini DIX30 qui n’a rien à voir avec l’ancien centre-ville. C’est comme si on avait construit une Place Laurier dans le Vieux-Québec. Ça n’a pas de commune mesure. En même temps, il fallait qu’ils se revirent de bord vite. Ça prenait une pharmacie, un bureau de poste… »
En attendant, l’herbe a recommencé à pousser sur les terrains décontaminés de l’ancien centre-ville. Et la voie ferrée qui traverse la ville sera déplacée. La construction de la voie de contournement pourrait être achevée d'ici 2022. Un projet qui ne fait pas l'unanimité, mais qui redonne néanmoins espoir à bien des Méganticois.