NOTION DE PARDON

Pardonner ou absoudre ?

En 1988, le Canada a présenté ses excuses aux survivants japonais enfermés dans des camps durant les années 40 et les a indemnisés.

En 2001, le gouvernement du Québec a dédommagé partiellement les orphelins de Duplessis, injustement déclarés déficients mentaux et incarcérés dans des établissements psychiatriques entre 1940 et 1970 (les victimes de sévices sexuels et d’autres formes de maltraitance n’ont toutefois pas été couvertes par cette mesure réparatrice).

En 2008, le Canada a demandé pardon aux autochtones pour la politique assimilationniste menée dans les pensionnats.

En 2016, Justin Trudeau a fait amende honorable, devant la Chambre des communes, concernant l’interdiction faite en 1914, aux passagers du Komagata Maru, des candidats indiens à l’immigration, d’entrer au Canada.

En 2017, ce fut au tour des fonctionnaires, policiers et militaires qui ont été victimes de discrimination en raison de leur orientation sexuelle, de recevoir des excuses officielles du gouvernement canadien.

L’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, lancée il y a deux ans, essaie tant bien que mal de faire la lumière sur ces disparitions et de poser les jalons pour amorcer une véritable démarche de justice réparatrice.

En 1995, le premier ministre japonais Tomiichi Murayama a reconnu que « le Japon a, à travers sa domination coloniale et ses agressions, causé d’immenses dommages et souffrances aux populations de nombreux pays, particulièrement à celles des nations asiatiques ».

Au Rwanda, en Afrique du Sud, au Congo et ailleurs, des commissions de vérité et de réconciliation ont été mises en place pour affronter les fantômes du passé, briser le cycle infernal de la vengeance, prévenir la loi du talion par le recours à la justice et reconstruire le lien social brisé.

Bien que les enjeux soient différents, les excuses publiques formulées par des individus plutôt que par des États (tireurs fous, pédophiles, terroristes ou autres) participent sensiblement de la même logique.

Quand elles sont authentiques et bien senties, elles traduisent un désir de reconstruction de soi d’abord, qui passe par la conscience et la reconnaissance de son crime ainsi que de la souffrance infligée à autrui, les remords sincères, l’acceptation d’une sanction proportionnelle à la gravité du crime et la volonté de s’engager sur le chemin de l’autotransformation, pour finalement réintégrer la communauté et retisser les liens avec elle.

Alors qu’elle est de plus en plus évoquée dans les rapports interpersonnels et intercommunautaires, la notion de pardon continue toutefois à susciter la méfiance, parce qu’elle dégage un parfum de religiosité ou qu’elle peut laisser croire qu’il s’agit d’un moyen de se soustraire à la justice et de se dérober à la sanction en réclamant l’absolution.

En effet, toutes les religions monothéistes ont leur version du « pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Mt 6,12.).

Quant à la sagesse confucéenne et bouddhique, elle comprend les notions de confession et de contrition (chanhui), des rituels qui ne visent pas à obtenir le pardon de la part d’un tiers ou d’une divinité, mais à faire acte de purification, un travail sur soi pour parvenir à un niveau de conscience supérieur.

Dans sa variante laïque, le pardon a été abordé par plusieurs philosophes contemporains.

Mais la conception de Jacques Derrida est particulièrement éclairante, parce qu’elle ouvre deux horizons. D’un côté le pur pardon, inconditionnel, qui se passe de médiateurs et qui n’engage que la victime et son agresseur. Pour Derrida, l’intervention d’un tiers transformerait la repentance en réconciliation ou en réparation.

Dans cette optique, un État ne peut se substituer à une victime ou à un agresseur pour pardonner ou demander pardon à sa place. Derrida qualifie le pur pardon de fou, parce qu’il consiste à pardonner l’impardonnable, le geste insensé, qui échappe à l’entendement, qui ne résiste à aucune justification et qu’aucune indemnité ne saurait effacer. D’un autre côté, le pardon transactionnel, qui est le résultat d’une négociation, entamée spontanément par un agresseur qui demande pardon ou sollicitée par une victime (ou encore ses descendants ou sa communauté). 

Derrida considère les deux options, non pas comme distinctes, mais interdépendantes « même si, en pratique, un pardon effectif n’est décidé que sur la base d’un compromis ou d’une négociation, il suppose toujours l’horizon du pardon pur. Les deux pôles du pardon sont indissociables. Dans les deux cas, la dette n’est jamais annulée, le coupable reste un coupable. Même s’il se présente comme un verdict, un point final ou un dernier mot, le pardon ne juge pas, ne solde pas les comptes. Il ne peut ni mettre fin aux remords du coupable, ni le rendre innocent ».

Il est opportun par les temps qui courent de se rappeler que pardonner ce n’est pas oublier, absoudre, justifier, excuser ou délier le bourreau de ses obligations. C’est prononcer le sésame qui le placera devant ses responsabilités.

C’est se donner le pouvoir de transformer un coupable anéanti par les remords (« je donnerais tout pour revenir en arrière ») en responsable qui assume, animé par la volonté de se racheter (« je ferai tout pour m’amender et avancer »).

Le pardon libère la victime des chaînes de la colère et du ressentiment ; il lui redonne du pouvoir sur sa vie. Mais il ne s’impose pas et ne se délègue pas.

Avant d’être un pouvoir, le pardon est d’abord l’expression d’une liberté.

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