Opinion : Relations internationales

Vers un axe France-Canada

La suggestion d’Angela Merkel que l’Europe devrait prendre en main son propre destin, à laquelle font écho les récents énoncés de politique étrangère et de défense du gouvernement Trudeau, confirme les pensées qui animent depuis l’élection de Donald Trump les débats au sein du Canada – pays qui se voit de plus en plus comme l’un des grands États de ce siècle.

En fait, l’idée d’un axe privilégié entre la France et le Canada a été évoquée à plusieurs reprises lors du récent Forum St-Laurent sur la sécurité internationale à Montréal. Le Forum, qui célèbre cette année son troisième anniversaire, devient progressivement la plus importante conférence sur les affaires internationales à se dérouler entièrement en français.

Mais, si les raisons d’une telle vision sont assez évidentes – à savoir la quasi-symétrie en termes de jeunesse, de langue, d’ouverture d’esprit et de théâtre politique qui existe entre Emmanuel Macron et Justin Trudeau –, le contenu d’un programme stratégique bilatéral qui perdurerait au-delà des gouvernements et des idéologies Macron et Trudeau, qui dépasserait les limites de la relation spéciale qui unit déjà la France au seul Québec et qui serait en mesure de relever certains des plus grands défis internationaux de notre ère, reste, lui, toujours à élaborer.

En réalité, trois chantiers de travail seront indispensables et faisables pour mettre en œuvre une telle collaboration étroite et durable entre Paris et Ottawa : la consolidation et la modernisation des institutions internationales clés ; la promotion du pluralisme social au sein de pays de plus en plus multiethniques ; et, finalement, la réalisation d’une série de projets économiques conjoints visant à promouvoir la croissance des économies des deux pays à la hauteur des impératifs du XXIsiècle.

Commençons par l’Europe.

En principe, aucun pays en dehors de l’Union européenne ne soutient la poursuite et la réussite du projet européen autant que le Canada.

Dans cette logique, Ottawa s’intéresse à la ratification par les membres de l’UE, dans les plus brefs délais, de l’Accord économique et commercial global. Cela étant dit, le grand défi psychologique pour Ottawa sera de se réorienter de manière décisive vers le Vieux Continent aux dépens de ses attaches instinctives avec le Royaume-Uni – aujourd’hui en passe d’effectuer un Brexit qui est, pour l’essentiel, mal vu par la classe stratégique canadienne.

Si Macron prône une Europe davantage « fédérale », ce n’est pas à Trudeau de le contredire, mais plutôt de mobiliser ces nombreux experts canadiens, dont le fédéralisme est la matière quotidienne de travail, afin d’aider le jeune président français à développer sa vision. La conciliation entre un cadre institutionnel qui se voudrait « fédéral » et une appartenance plus poussée vécue au niveau du citoyen (en l’occurrence, européen) fait directement écho à l’expérience politique et constitutionnelle canadienne.

L'UE et ses voisins

Reste aussi la question des relations entre l’UE et ses voisins immédiats, à commencer par la Russie et l’Union économique eurasiatique, en passant par le théâtre « interstitiel » de l’Ukraine. Sur ce point, force est de constater que Macron et Trudeau pourraient faire preuve de grande imagination politique s’ils tentaient conjointement de jeter les bases de tendons institutionnels pouvant rapprocher, surtout sur les plans économique et réglementaire, l’Union eurasiatique de l’UE à l’ouest, ainsi que de l’ALENA (renégocié) au nord, en passant par l’espace (lui aussi « interstitiel ») de l’Arctique.

Quant au conflit en Ukraine, qui risque toujours de miner la survie de l’UE et dont l’une des sources fut l’absence flagrante de tout mécanisme institutionnel à même de gérer les « gravités » divergentes de Bruxelles et Moscou, Paris devrait inviter Ottawa, jusqu’ici trop dogmatique, à jouer un rôle plus accru et plus sophistiqué dans la recherche d’une solution, du moins partielle, y compris en promouvant l’idée d’une force d’interposition neutre dans le Donbass afin de pouvoir mettre un terme aux violents affrontements entre les rebelles et les soldats pro-Kiev.

Aux Nations unies, c’est bien Trudeau qui est le mieux placé parmi tous les leaders mondiaux pour peser sur l’administration Trump et pour canaliser ses ambitions et angoisses sur le plan international – face à la Corée du Nord, à l’Iran ou à quelque autre pays encore – à travers le Conseil de sécurité. Et si l’encadrement du droit de veto (auquel tient Paris) ne saura forcément recevoir l’approbation de tous les membres permanents dudit Conseil, il n’en reste pas moins que le Canada et la France pourraient piloter ensemble une campagne globale afin de rénover le bien-fondé intellectuel de la doctrine dite de la « responsabilité de protéger » – doctrine d’origine canadienne qui a pour but de protéger les populations contre les génocides et autres crimes, mais qui a été remise en question depuis l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011 –, réaffirmer sa légitimité morale et élaborer des principes opérationnels crédibles (préventifs) pour la mettre en œuvre.

Au sein de l’OTAN, dans le contexte de l’incertitude semée par la présidence Trump, le Canada et la France devraient travailler main dans la main pour préserver la solidarité de l’alliance.

Mais, au-delà du militaire, et surtout à la suite des attentats terroristes de Manchester et de Londres, le Canada devrait inviter la France à intégrer, comme premier membre non anglo-américain, la prestigieuse alliance « Five Eyes » de renseignement combiné.

Dans le combat contre le terrorisme djihadiste et la radicalisation islamiste, et sur fond d’énormes tensions, surtout en France, entre la majorité de la population et sa minorité musulmane, c’est le Canada qui pourrait aujourd’hui, comme modèle en matière de pluralisme social, faire profiter la France et l’Europe multiculturelle de son expérience pour contrer, par la loi, la politique, la rhétorique et même le choix des symboles institutionnels, les basses tentations de la xénophobie, de l’ethnocentrisme et du populisme.

Cet axe France-Canada, bien évidemment, manquerait de crédibilité s’il n’était assorti d’un volet économique. C’est ici que pourrait logiquement s’insérer un agenda canado-français ambitieux en matière de sciences, de haute technologie et de génie verts, lequel prendrait en compte l’intérêt majeur de la France pour la protection et la promotion des objectifs de l’accord de Paris sur le climat, ainsi que le légitime intérêt du Canada à devenir le chef de file de tous les projets dits verts en Arctique.

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