Chronique

Deuils publics, peines intimes

Elle a perdu son fils dans un accident de vélo sur la voie Camillien-Houde qui a touché tout le Québec l’automne dernier. La tuerie de Polytechnique lui a volé sa sœur aînée en 1989. Catherine Bergeron raconte son double deuil.

Clément Ouimet* a découvert le vélo en quatrième secondaire. Il a mis le hockey de côté et il s’est jeté tête baissée dans cette nouvelle passion. Il n’a jamais fait les choses à moitié.

Clément adorait dévaler la voie Camillien-Houde à toute vitesse sur un vélo sans freins. « Il était déterminé, il avait du front, du guts. Une vraie tête de cochon, comme son père. »

La mère de Clément, Catherine Bergeron, sourit. Elle se rappelle son « petit » Clément avec tendresse. Je l’ai rencontrée chez elle, dans son coquet duplex situé dans une rue tranquille du quartier Rosemont.

Le chien George, une boule de poils noirs, m’a accueillie sans japper. Catherine Bergeron m’a préparé un café au lait dans sa cuisine éclaboussée par le soleil. Contre la rampe d’escalier, un vélo, celui de sa fille Marjolaine, 16 ans. Elle ne l’avait pas pris pour aller à l’école parce qu’une pédale était brisée et non parce qu’on grelottait dehors. Ce matin-là, il faisait - 17.

Catherine Bergeron a accepté de me raconter la mort de son fils, même si le deuil est douloureux et l’absence de Clément, omniprésente.

Clément était fou de vélo. En septembre, de retour d’une course aux États-Unis, il a dit à sa mère : « Maman, faut que je te parle. »

Il voulait quitter le cégep. Il ne s’était jamais senti à l’aise sur les bancs d’école.

Sa mère a rétorqué : « D’accord, mais tu vas travailler. »

« Ben justement », lui a-t-il répondu.

Il avait trouvé du boulot dans une boutique de vélo. Il travaillait et s’entraînait, les années tumultueuses de l’adolescence derrière lui. Son petit Clément entrait tout doucement dans l’âge adulte.

Son entraîneur de vélo trouvait qu’il avait une « confiance personnelle hors norme ». « Mon chum a pleuré en entendant ça. C’était dur des fois entre Clément et lui. Ils se ressemblent tellement. Il m’a dit : Il va bien, notre fils.” »

Clément n’avait jamais été aussi heureux. Deux mois plus tard, il mourait. Il avait 18 ans.

***

Le 4 octobre, vers 11 h 15, Clément dévale Camillien-Houde à toute vitesse sur son vélo. Une auto fait demi-tour, lui barrant le chemin. Clément heurte la voiture de plein fouet.

Une heure et demie plus tard, Catherine reçoit un appel sur son cellulaire. C’est son chum, Alexandre Ouimet.

« Ça va ? lui demande-t-elle.

— Non, la police m’a appelé pour me dire que Clément est impliqué dans un accident. Il est à l’hôpital. »

Catherine imagine le pire. « J’ai pris mon sac et j’ai sauté dans un taxi. J’étais énervée, les larmes coulaient. Comme pour Geneviève. Est-ce que je suis en train de vivre le jour de la marmotte ? Ça se peut pas, ça se peut pas ! »

Elle se tait et attrape un kleenex.

Le 6 décembre 1989, Marc Lépine a abattu 14 femmes à l’École polytechnique. Parmi les victimes, la sœur de Catherine, Geneviève Bergeron.

À l’hôpital, les informations se télescopent. Catherine essaie de comprendre la gravité de l’état de Clément. Un premier médecin lui dit qu’il a un hématome au cerveau et qu’ils vont l’opérer.

Deux autres médecins arrivent un peu plus tard. Il n’y a aucun espoir, le tronc cérébral est atteint.

« J’ai senti mon sang se vider, mon corps est devenu froid, froid. J’avais mal au ventre, mal à la mère. Je pleurais, je pleurais, je pleurais. Alexandre, lui, fessait dans les meubles. »

« Je le savais ce qui m’attendait. Je voyais le chemin qui se dressait devant moi. Ça m’a pris 20 ans pour faire le deuil de Geneviève. Je me suis dit : Non, je ne peux pas revivre tout ça.” »

Catherine s’est rendue au chevet de son fils maintenu en vie grâce à un respirateur. « Je lui ai parlé et je l’ai flatté, même si je savais qu’il n’était plus là. Il était beau, son visage était calme. Ils l’ont débranché à 23 h 30. »

Elle soupire. « C’est là que le deuil a commencé. »

***

Le deuil, l’interminable et douloureux deuil. Catherine en connaît les étapes par cœur. D’abord le choc, surtout si la mort est violente. Viennent ensuite la douleur aiguë et les flashes.

« Je voyais comment ma sœur avait été tuée, comment Clément avait été projeté dans les airs, comme un scénario qui tourne en boucle. C’est dur, ça. Tu vis dans un état d’hébétude qui peut durer plusieurs semaines. »

Puis l’absence s’installe, tout aussi douloureuse. Elle imagine encore Clément, sa « petite crotte », en train de grimper les marches en bobettes et de foncer dans la cuisine pour se faire des sandwichs « hallucinants ».

Le lendemain de la mort de Clément, la maison se remplit d’amis. Catherine voit les gros titres qui annoncent la mort de son fils. Alexandre, survolté, fonctionne sur l’adrénaline. Catherine, elle, continue de se dire : « Ça se peut pas ! Pas encore ! Ben voyons donc ! »

« Pour ma sœur, j’ai fait une dissociation jusqu’aux funérailles. Je me souviens quand mon esprit a réintégré mon corps. »

Pour son fils, la douleur est là, dans son ventre. « C’est tellement douloureux, il n’y a pas de mots, c’est fou. »

Deux jours après sa mort, des amis ont organisé une montée silencieuse de Camillien-Houde à la mémoire de Clément. Quand la foule s’est dispersée, Alexandre et une poignée d’amis ont décidé de descendre la côte à tombeau ouvert. La police les a escortés.

« Alexandre est descendu sans freiner une seule fois. Il a hurlé pendant la descente. Il a vécu ça comme une libération. Après, il m’a dit : “Là, je comprends.” »

Elle a écrit un mot pour les funérailles. « Je voyais le début de l’homme que tu devenais et c’était beau. »

Elle a été incapable de le lire.

***

Catherine connaît les derniers moments de la vie de sa sœur. Geneviève était avec Marco, un camarade de classe, lorsque Marc Lépine a surgi dans l’école armé jusqu’aux dents.

Marco et Geneviève marchaient dans le corridor lorsqu’ils ont vu un homme à genoux, dos à eux, en train de charger son arme.

Marco a cru que c’était une blague, mais Geneviève a eu peur. Ils ont dévalé un escalier qui les a menés à la cafétéria. Des gens discutaient dans un coin, inquiets. Quand Marc Lépine est apparu, tout le monde a fui. Geneviève s’est cachée derrière des haut-parleurs avec une autre fille. Lépine les a vues de loin. Il a traversé la cafétéria et il les a tirées à bout portant.

Geneviève avait 21 ans et Catherine, 19.

Dès que des informations sur la présence d’un homme armé à l’École polytechnique ont filtré, Catherine a échafaudé des scénarios catastrophes. « J’ai senti quelque chose. J’ai appelé ma sœur, mais elle ne répondait pas. La soirée avançait et on n’avait pas de nouvelles. Mon beau-père s’est finalement rendu à l’école. C’est lui qui nous a appris que Geneviève faisait partie des victimes. »

Il était 23 h.

« J’ai fait une crise, j’ai réagi fort. Ma mère était d’un calme désarmant. »

Sa mère, Thérèse Daviau, était chef de l’opposition à l’hôtel de ville de Montréal. Elle est morte en 2002 d’un cancer du cerveau.

À la mort de Clément, Catherine aurait aimé poser des questions à sa mère sur son deuil, sa résilience, sa peine. « J’ai toujours pensé qu’elle était restée calme pour moi. »

Catherine n’a jamais eu de réponses à ses questions.

***

Les deux drames se ressemblent. Les morts sont publiques. Catherine avait une sœur de deux ans son aînée et Marjolaine a perdu son grand frère, Clément, deux ans plus vieux qu’elle. Même différence d’âge. Catherine comprend la peine de sa fille, elle a vécu la même 28 ans plus tôt.

Pour compenser l’absence de Geneviève, Catherine a foncé. Elle s’est inscrite en droit à l’université et elle sortait, les partys, les garçons, même si elle avait toujours une « boule en dedans ».

À l’époque, elle avait balayé sa peine. Elle a eu Clément et Marjolaine. Le travail, la vie à 100 à l’heure entre les couches et son boulot d’avocate. Sa grand-mère est morte, puis sa mère, deux gros morceaux auxquels s’est greffé le deuil inachevé de sa sœur.

En 2002, 13 ans après Polytechnique, Catherine a frappé un mur.

« J’ai fait une dépression, j’ai coulé. J’ai arrêté de travailler pendant un an. J’ai crashé de nouveau en 2010. Je me sentais orpheline. J’avais personne pour me bercer. »

Elle a consulté une psychologue et elle a réussi à remettre sa vie sur les rails. « Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi en forme. Je me disais : Je l’aime en tabarouette, ma vie, mes enfants, Alexandre, ma maison, mon travail.” »

Sa vie s’est de nouveau enrayée quand Clément est mort. « Je me suis dit : Non, non, non, non, non, non ! C’est pas vrai, comment je vais faire pour vivre encore 20 ans, 30 ans ?” Je n’avais plus de jus. Je n’ai pas eu d’idées suicidaires, non, c’était autre chose. J’avais peur de l’écroulement. Aujourd’hui, je ne peux pas dire que je n’ai plus peur. »

Elle est retournée voir sa psychologue. « Après quelques semaines, je me suis dit : Heille, ça sera peut-être pas comme la dernière fois. J’ai une expérience de vie.” »

« Avant la mort de Clément, j’étais hyper vigilante à cause de Geneviève. J’avais peur qu’il arrive quelque chose à mes enfants. Je me disais : le pire se peut. »

Et le pire est arrivé.

* Il n’y a aucun lien de parenté entre notre chroniqueuse Michèle Ouimet et Clément Ouimet.

Toujours pas de décision du DPCP

À la fin du mois de novembre, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a remis le dossier de la mort de Clément Ouimet au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui n’a toujours pas pris de décision. Catherine Bergeron en sait peu sur l’enquête et elle n’a jamais voulu parler à l’Américain de 59 ans impliqué dans l’accident. « Ça ne m’intéresse pas, a-t-elle dit. Tout le monde en fait, des U-turns. Il ne voulait pas tuer un petit gars en se levant ce matin-là. Il a collaboré avec la police. Il était terrifié. Je crois qu’il était avec sa femme et sa belle-mère lors de la collision. »

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