Véhicules autonomes

Une « opportunité formidable » pour le transport collectif

L’émergence des voitures autonomes pourrait signifier la fin de la congestion routière. Mais si le temps perdu dans les embouteillages de l’heure de pointe devenait chose du passé, pourquoi prendrait-on encore le métro pour aller travailler ? La voiture autonome menace-t-elle les transports collectifs ? Au contraire, croit le secrétaire général de l’Union internationale des transports publics (UITP), Alain Flausch, qui voit dans cette technologie une « opportunité formidable de changer le paradigme du transport urbain ». Entrevue.

L’apparition des véhicules autonomes sans conducteur est-elle une bonne ou une mauvaise nouvelle pour les transports publics ?

Elle ouvre des possibilités extrêmement intéressantes, et sur plusieurs plans. Les sociétés de transports publics sont confrontées à des problèmes d’efficacité économique. Par exemple, en banlieue, utiliser un autobus pour transporter un ou deux clients après minuit, sur plusieurs kilomètres, c’est une aberration économique. Imaginons plutôt qu’en fin de ligne, à la sortie du métro, le client ait à sa disposition des navettes sans conducteur pour ce genre de service. Sur un autobus, le salaire du chauffeur peut représenter 70 % du coût d’utilisation. Grâce à l’automatisation, on pourrait avoir des parcours permettant de distribuer les quelques clients isolés, mais à un coût très efficace.

Une sorte de transport à la demande ?

Effectivement, ce serait un peu une révolution pour les transports publics. Ainsi, à certaines heures du jour ou dans certaines zones peu denses, on pourrait remplacer l’autobus par des véhicules plus économiques et durables, et qui répondraient probablement mieux aux besoins du client. Il y aurait là, pour les autorités publiques ou les sociétés de transports collectifs, une chance inouïe à saisir.

En quel sens ?

On doit combiner les avantages d’un réseau de transports publics fort et les possibilités de l’automatisation. Le métro, les trains de banlieue, les trains légers font du volume, ce sont des réseaux de transport de masse qui permettent de déplacer beaucoup de gens aux heures de pointe. Mais pour les gens qui ont des destinations plus pointues où l’offre de transports publics est difficile à maintenir, parce qu’elle coûte cher et qu’il n’y a que de petites quantités de passagers à transporter, c’est la voiture autonome électrique, partagée à trois ou quatre personnes, qui serait la meilleure option. Donc, si on peut constituer des parcs de véhicules autonomes gérés par les sociétés de transports publics – parce que nous sommes assez bons pour gérer de grands parcs de véhicules –, on pourrait mettre un frein à l’empilement des automobiles privées. En ayant des véhicules bien gérés, partagés, connectés, électriques – et donc propres –, eh bien, tout cela mis ensemble fait qu’on pourrait changer le paradigme du transport urbain !

Notre thèse, à l’UITP, c’est donc de dire : messieurs et mesdames des autorités publiques, ne gâchez pas cette opportunité formidable de réorganiser les écosystèmes urbains. Ce sont les autorités publiques qui doivent prendre l’initiative, parce qu’elles ont la légitimité pour agir sur l’écosystème de la ville. De mon bureau [à Bruxelles], je regarde par la fenêtre, et qu’est-ce que je vois ? Des embouteillages ahurissants. Je ne comprends pas pourquoi les gens ne se révoltent pas.

Mais un tel modèle ne peut pas fonctionner partout ?

Bien sûr que non. Les transports publics n’ont pas de réponse à tout. Hors des centres urbains, dans la campagne américaine ou canadienne, sans doute que la voiture individuelle restera. Si elle est électrique, elle sera déjà plus propre. Même en ville, il y aura toujours un besoin pour le petit transport privé. Mais ce serait facile de combiner les deux.

Des pays très populeux qui vivent d’énormes problèmes de congestion, comme la Chine ou l’Inde, seront-ils plus enclins à intégrer les véhicules autonomes aux transports publics ?

Peut-être, oui. Mais dans tous les pays européens, le modèle urbain n’a pas été pensé à l’américaine, avec de grandes grilles de rues. Ce sont des structures un peu contraintes. Que l’on pense à Bruxelles ou à Paris, il y a bien des grands boulevards, mais en gros, la structure urbaine est compacte avec de petites avenues. À un moment, il y a un problème d’espace, et la voiture individuelle en prend beaucoup. Aux États-Unis, si on prend New York, qui n’a pas du tout le modèle d’une ville européenne sur le plan urbanistique, ils ont quand même des problèmes de congestion monstrueux, et ce, même si 60 % des gens qui y viennent le font en train et en autobus. Avec la voiture individuelle, on est rendu au bout du système, ça ne peut pas continuer.

Peut-être, mais ce « système » a été très bon pour l’industrie automobile. Comment va-t-elle réagir à une collectivisation des voitures autonomes ? Pourquoi souhaiterait-elle produire des véhicules à partager alors qu’elle peut en vendre à tout le monde ?

Si, demain, on ne faisait que remplacer les véhicules actuels à l’essence par des véhicules autonomes électriques, on raterait une occasion. Je dois être respectueux du marché, mais d’un autre côté, quand on voit l’empilement des voitures et la congestion routière que ça crée, on voit bien que ce n’est plus viable. Les constructeurs vont sans doute essayer d’en vendre à tout le monde. Pour eux, c’est bien mieux que tout le monde ait une voiture qui roule seulement une heure par jour et qui, pendant 23 heures, est inutile et encombre les rues.

Que faire, alors ?

Il va falloir trouver un point d’équilibre entre les autorités publiques et les constructeurs. Moi, je prétends que les autorités publiques ont un pouvoir de réglementation qui pourrait être utilisé pour s’imposer aux constructeurs comme interlocuteur. Ça pourrait même être un atout. En ce moment même, le Forum international des transports, une filiale de l’OCDE qui rassemble les autorités des transports de 57 pays, travaille à une modélisation de tout cela. Ce modèle démontrerait, comme le pense l’UITP, que dans beaucoup de villes, la meilleure combinaison est d’avoir des transports publics forts avec des véhicules autonomes, électriques et partagés. Ça fera beaucoup moins de véhicules, les parcs de voitures seront moins importants, mais elles rouleront beaucoup plus, si bien qu’on les remplacera plus souvent.

Je pense là qu’il y a une équation qu’on va d’abord simuler sur le plan de la décarbonisation, et qui pourrait être présentée à l’industrie automobile pour voir si elle est tenable. Parce qu’avec les changements climatiques, si on continue de la même façon, sans décarboniser le monde, on s’en va collectivement vers la catastrophe.

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