Chronique

Chronique d’une tragédie annoncée

Il y a d’abord la stupeur et le déni. Attentat terroriste dans une mosquée à Québec. Des morts, des blessés, des orphelins… Non, ce n’est pas possible. Pas ici, pas chez nous, dans une société que l’on aurait aimé voir comme une bulle à l’abri de la fureur du monde. Pas dans ce pays qui, il y a 50 ans, a accueilli mes parents à bras ouverts.

Vient ensuite l’effroi. Et l’indignation. Et cette immense tristesse qui vous serre le cœur en pensant aux victimes et à leurs proches. Aux enfants qui ne reverront pas leur père. Aux femmes qui ne reverront pas leur mari. Aux élèves qui ne reverront pas leur enseignant. À tous ces concitoyens musulmans morts pour rien, un dimanche soir à Québec. Morts assassinés par la haine dans une société où ils n’espéraient que vivre en paix.

Je suis atterrée. Mais je ne suis malheureusement pas surprise. Au fil des ans, devant des discours de plus en plus haineux et violents, dans un climat de plus en plus toxique, je me suis souvent dit qu’il suffirait de peu de choses pour que cela dégénère. Je me suis souvent dit qu’à force de jouer avec le feu, on finirait par se brûler nous aussi.

Même si la société québécoise est accueillante et que l’acte ignoble commis dimanche ne définit en rien les valeurs de ce pays, on aurait tort de réduire cet attentat islamophobe à un fait divers ou à l’acte isolé d’un fou. Cette tragédie était malheureusement annoncée. Ceux qui étudient et surveillent l’évolution du discours haineux au Québec le savent trop bien. Parlez-en à la sociologue et politologue Maryse Potvin, par exemple, professeure à l’Université du Québec à Montréal et membre du Centre d’études ethniques des universités montréalaises. Voilà plus de 20 ans qu’elle s’intéresse à la question du racisme au Québec.

Déjà, en 1996, une étude sur la violence raciste des groupes haineux indiquait que l’on en comptait une vingtaine au Québec. Depuis, ils n’ont pas disparu, les médias sociaux favorisant l’émergence de toutes sortes de groupes extrémistes.

Avec le temps, que ce soit en faisant une analyse de discours pour la commission Bouchard-Taylor ou en se penchant sur le débat autour de la charte des valeurs du Parti québécois, Maryse Potvin a vu une banalisation du discours haineux et une « cristallisation du racisme dans des formes de plus en plus extrêmes ». L’attentat de Québec est, on l’aura compris, la forme extrême par excellence, qui consiste à éliminer cet Autre avec qui on ne veut plus être en relation.

Dans le contexte actuel, tout un faisceau de conditions politiques et médiatiques favorise ce genre de « dérapages » tragiques, explique-t-elle. « Dans les discours d’opinion, on voyait déjà depuis longtemps la cristallisation du racisme sur certaines questions et certains enjeux. »

Les médias qui laissent libre cours à certains discours ouvrent la porte à une banalisation du racisme. « Ces chroniqueurs qui à répétition vont toujours cogner sur les mêmes clous, cela a des impacts », dit-elle en faisant référence à ces discours populistes à la Trump. Des discours qui font appel à la victimisation du groupe majoritaire et diabolisent une élite qu’ils disent « déconnectée » de la réalité du peuple, multiculturaliste à tout crin, prête à ouvrir la porte à une diversité qui créera le chaos. En résulte une construction apocalyptique de la société québécoise, qui perdrait son identité « pure et authentique ». En résulte aussi une spirale de commentaires de plus en plus violents.

Après les mots violents, suivent parfois les gestes violents. « Souvent, quand des gens en arrivent à passer à l’acte, c’est parce qu’ils vont entretenir ces discours au sein d’une communauté d’appartenance d’un groupuscule haineux. Et ils vont se monter le bourrichon collectivement sur Facebook ou sur différents sites. » Ils se construisent un ennemi et élaborent un plan pour l’éliminer. « Et ils finissent par passer à l’acte parce qu’ils se sentent complètement légitimés par certains chroniqueurs ou certains politiciens, comme Trump. » Dans le cas de Donald Trump, avec l’adoption d’un décret raciste, on parle de « légitimation suprême ».

Le racisme ne vient pas nécessairement de l’ignorance, rappelle la sociologue. « Il vient de la construction. De la façon dont on va construire l’adversaire, le transformer en ennemi. Ce sont des mécanismes de différenciation, d’infériorisation, de généralisation, de victimisation de soi… »

Que faire ? Il faut en appeler à la responsabilité de tous pour lutter contre ces constructions. Médias, politiciens, citoyens, nous avons tous une responsabilité. Responsabilité de ceux qui ont une tribune médiatique de modérer leurs discours. Responsabilité des politiciens de ne pas exploiter la peur de l’Autre. Responsabilité des citoyens de se souvenir des sages paroles de Martin Luther King : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots. »

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