Déprise agricole

« Une amnésie paysagère »

Spécialiste de l’écologie du paysage et de l’aménagement des territoires ruraux, Gérald Domon est directeur scientifique associé à la chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal. La Presse s’est entretenue avec lui des défis que pose la transformation socio-économique de la campagne québécoise.

Dans certains secteurs des Cantons-de-l’Est, beaucoup de néo-ruraux se sont installés sur de vastes terres agricoles où ils ont bâti de luxueuses résidences. Cet embourgeoisement de la campagne est-il un risque ou une bonne chose ?

C’est une grande zone d’inconfort pour moi. J’ai beaucoup enseigné depuis 25 ans la sensibilisation des collectivités à l’importance des paysages. On se rend compte qu’un des effets pervers est la « gentrification », qui a des effets sur l’accès à la propriété. C’est sûr que c’est très troublant. Il faut se demander si c’est inévitable. Cela dit, les études tendent à démontrer qu’il y a plus de positif que de négatif. Beaucoup de municipalités seraient probablement mortes autrement. En 1992, j’ai travaillé à Saint-Étienne-de-Bolton. La municipalité était en problème social, parce que l’agriculture était en déclin. Or, allez à Saint-Étienne aujourd’hui : la municipalité est probablement plus prospère que jamais. Un professeur d’université comme moi n’aurait plus les moyens d’y acheter une maison !

Plusieurs MRC des Cantons-de-l’Est se disent préoccupées par la multiplication des terres laissées en friche. Est-ce un problème ?

Ça dépend de ce qu’on veut. Beaucoup de gens se sont installés dans ce coin-là pour un type de paysage façonné par un modèle d’agriculture en très forte régression, sinon en disparition dans la région : la production laitière du XIXe et du XXe siècle, avec de grands espaces de pâturage et de foin. Ce type de paysage est assurément menacé par la friche et le recul de l’agriculture.

Justement, si on sondait les gens qui fréquentent la région, ils diraient sans doute que ce qui fait son charme particulier, ce sont les traces agricoles du passé. N’est-il pas important de préserver ces paysages, dans ce contexte ?

C’est important et on a fait très peu d’efforts jusqu’à maintenant au Québec. Il faut comprendre que contrairement à certains pays d’Europe, quand on parle d’agriculture, on parle de biens agroalimentaires essentiellement. On ne parle pas des effets bénéfiques secondaires comme les paysages. Si on prenait en compte les paysages et la qualité de l’environnement et du cadre de vie, le bonheur, le plaisir, la fierté, qui sont tous des composantes essentielles de notre vie, ce serait peut-être différent.

Si le déclin de l’agriculture est inévitable dans la région, que peut-on faire pour garder des paysages de qualité ?

Il faut accepter que ça bouge et qu’on ne maintiendra pas l’agriculture partout comme on le faisait avant. Il faudrait peut-être accepter de faire de belles forêts plutôt que de maintenir artificiellement l’agriculture ou des friches. La forêt peut être très belle aussi, si on la travaille. Une érablière, une prucheraie, c’est magnifique. Les appréciations évoluent énormément avec le temps. Il faut amorcer une réflexion sur le type de paysages qu’on veut pour demain.

A-t-on parfois tendance à regarder les paysages avec nos yeux actuels et à se dire qu’ils ont été ainsi de toute éternité et qu’il faut donc les préserver tels quels ?

C’est une tendance qui fort heureusement tend à disparaître. Je ne parle jamais de conservation des paysages, mais plutôt de mise en valeur et d’aménagement des paysages. On ne pourra jamais conserver des paysages, qui sont deux choses : le territoire et les gens qui regardent ce territoire. Le territoire évolue et la culture aussi. Aujourd’hui, les valeurs environnementales teintent beaucoup notre appréciation du paysage, ce qui n’était pas le cas il y a un siècle. On souffre aussi d’une certaine amnésie paysagère. On a l’impression que ça a toujours été là, mais ce n’est pas le cas. Les pommiers de Frelighsburg, par exemple, n’ont pas un siècle. Avant c’était les produits laitiers. La crise du lait a amené la pomme et la crise de la pomme a amené le cidre et la vigne. C’est une continuité.

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