Déprise agricole

Agriculture en péril, panoramas à conserver

BOLTON-OUEST — Marc Lepage se décrit comme un fermier de troisième génération. L’homme de 40 ans possède la terre pour le prouver : une centaine d’acres dans le chemin de Stukely, à Bolton-Ouest, à quelques kilomètres du lac Brome. L’imposante maison jaune pâle qu’il habite avec sa femme et leurs deux jeunes enfants est plantée en retrait de la route, près d’un étang, sur l’emplacement d’une ancienne grange.

Comme tout bon fermier, Marc Lepage est debout à l’aube. Sa journée commence à 4 h. Sauf qu’il ne se lève pas pour traire des vaches ou pour entretenir ses champs. Il monte plutôt dans sa voiture et file vers Pointe-Claire, à une heure et demie de chez lui.

M. Lepage ne conduit pas de tracteurs : il en vend. Il travaille au siège social de Hewitt, la chaîne de concessionnaires d’équipements Caterpillar.

Être fermier, c’est pour lui un état d’esprit – le désir d’être autosuffisant, de ne dépendre de personne. Mais ce n’est aussi, pour l’instant, qu’un rêve.

« Rendu à 50 ans, je n’aurai plus de dettes, mes enfants seront au collège et je pourrais théoriquement vivre mon rêve et cultiver la terre. Mais je ne suis pas sûr que ce sera à 50 ans, à 60 ans ou jamais. »

— Marc Lepage, fermier de troisième génération

S’il concrétise un jour ses ambitions, Marc Lepage sera l’exception plutôt que la règle. L’agriculture qui a façonné le paysage vallonné de Bolton-Ouest depuis l’arrivée des loyalistes, au début du XIXe siècle, est en voie de disparition dans la petite municipalité, malgré les champs de foin et quelques pâturages où broutent des bœufs Highland.

« Quand je suis arrivé il y a 10 ans, on était six ou sept fermiers. Là, il reste une ferme laitière et c’est à peu près tout. Ça dégringole vite. Très vite », dit Marc Bélanger, un ancien boucher du marché Atwater qui exploitait jusqu’au printemps la ferme de zoothérapie Le Bel Agneau. « Je doute fortement de l’avenir de l’agriculture ici. »

La situation n’est pas sans inquiéter les autorités locales. « Les agriculteurs sont âgés, il n’y a pas assez de relève et à cause de la mauvaise qualité des sols, on n’est pas capable de produire un rendement suffisant », dit le conseiller municipal Jacques Drolet.

Bolton-Ouest, avec ses 700 habitants, figure parmi les municipalités les plus touchées, mais la déprise agricole touche à des degrés divers tout l’est de la MRC de Brome-Missisquoi, où commencent les Appalaches.

« Autrefois, les fermes laitières occupaient beaucoup d’espace en prairie et en pâturage », note Leslie Carbonneau, agente de la banque de terres de la MRC. Mais les fermes de subsistance d’antan ne cadrent plus dans la réalité économique actuelle. Et la production laitière s’est concentrée ailleurs au Québec.

VÉGÉTATION ANARCHIQUE

Cette transformation a des conséquences directes pour les paysages qui sont au cœur de l’identité des Cantons-de-l’Est – et qui sont probablement la plus grande richesse de cette région hautement touristique. À Bolton-Ouest comme ailleurs, de plus en plus de terres délaissées par les agriculteurs sont envahies par une végétation anarchique. Déjà, en 2010, 3000 hectares de terres étaient en voie d’enfrichement à l’échelle de la MRC de Brome-Missisquoi, charnière entre les Cantons-de-l’Est et la Montérégie, dit Leslie Charbonneau. « C’est quand même énorme. »

Lors d’une tournée récente avec M. Drolet dans les chemins de campagne de Bolton-Ouest, La Presse a pu voir plusieurs de ces friches. Dans certains cas, les arbustes commencent à peine à émerger des champs, mais ailleurs, les anciennes prairies sont en train de se transformer en véritables forêts. « On verrait le mont Sutton s’il n’y avait pas tous ces arbres qui n’ont pas d’affaire là », grommelle notre guide en passant devant une terre enfrichée du chemin Brill.

« Il y a des terres en friche qui ont un potentiel agricole moins grand, mais pour garder les percées et les paysages dans des MRC où le tourisme est important, il y a quand même un intérêt à ce que ces terres demeurent en culture, dit le président de la Fédération de l’UPA-Estrie, Marc Bourassa. Si le propriétaire n’est pas intéressé par le revenu agricole, il faut trouver une solution. »

GENTLEMEN-FARMERS

Le propriétaire en question est, de plus en plus souvent, un gentleman-farmer montréalais attiré par les paysages bucoliques et le calme absolu de Bolton-Ouest. « Souvent, ces gens-là ne font pas d’agriculture, note Jacques Drolet. Nous, on a à cœur de garder nos paysages et le caractère agricole. »

Philip O’Brien est du nombre de ces Montréalais fortunés qui se sont établis à Bolton-Ouest. Le fondateur de Devencore, aujourd’hui impliqué dans le projet de relance de l’ancienne gare Viger, dans le Vieux-Montréal, habite depuis 17 ans un domaine de 200 acres dans le chemin Brill. Sa maison, au bout d’une allée sinueuse bordée de clôtures blanches, offre un panorama spectaculaire des monts Glen, Sutton, Brome et Shefford.

Son histoire illustre bien les défis énormes qui attendent les néo-ruraux, même les plus motivés à préserver l’agriculture. La crise du bœuf a mis un terme à son élevage de vaches charolaises il y a une dizaine d’années. Et depuis deux ans, les tentatives de faire pousser du maïs sur une de ses parcelles ont été, de l’aveu même de M. O’Brien, « un désastre », comme en témoignent les pousses minuscules qui sont parvenues de peine et de misère à sortir de terre. « L’année prochaine, je remets ça en foin », dit-il.

L’homme de 74 ans partage les craintes de Jacques Drolet. « Moi, je peux payer pour faire faucher mes champs et garder l’environnement que je veux avoir. Mais les anciens fermiers dont les enfants ne sont plus ici vont abandonner. Et les gens de la ville qui vont arriver dans des friches qui vont coûter 10 000 $ l’acre à nettoyer ne feront pas ça non plus. Si on ne fait rien, dans 20 ans, il n’y aura plus de territoire. »

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