Opinion

Affronter le cellulaire avec un tableau et une craie

On entend souvent l’adage voulant que l’avenir est entre nos mains, mettant en perspective que si la détermination y est, il est possible de parvenir à réaliser ses rêves. J’aimerais revisiter la définition de cet adage en amenant un petit bémol surtout en ce qui concerne certains de mes étudiants.

Cette promesse d’avenir possible ne peut être tenue si cet avenir ne repose que dans une main et sous la forme d’un petit rectangle de lumière. J’enseigne depuis une vingtaine d’années au collégial. Chaque rentrée, je vois sur ces tout nouveaux visages, trop absorbés à naviguer dans le rectangle de leurs mains, les marques du reflet bleu du désintérêt. 

Je revois le passé religieux du Québec d’avant la Grande Noirceur lorsque je me prends à observer cette posture religieuse des mains réunies en forme de prière avec deux pouces agités qui pagaient nerveusement pour ne pas se noyer dans cet océan d’insignifiance. 

Et je pense aux efforts homériques qu’il me faudra fournir pour lutter contre cet attrait du cellulaire que l’on compare de plus en plus aux effets des drogues dures. Forts de leurs dépendances, ils contreviendront à l’interdiction de l’usage du cellulaire en classe et se regarderont discrètement l’entrejambe dans une posture de moines bouddhistes et auront les deux mains plongées dans leur étui à crayons afin de se cacher l’appareil. 

Heureusement, il y a parmi ces naufragés des rescapés, des êtres lumineux, curieux, dévoreurs de savoir et tellement solides.

Mais ces derniers n’ont pas besoin de moi. Ils sont dotés de voiles et d’un gouvernail. Ils sont l’exception qui confirme la règle. Je m’inquiète pour les autres, ceux dont l’avenir se conjugue en texto. Je ne les juge pas. Je comprends que l’avenir que nous leur avons fabriqué, nous adultes irresponsables, n’est pas très lumineux.

Je comprends le besoin de ce paradis artificiel. Je suis convaincu qu’il y a quelque chose de sécurisant dans ce petit rectangle de lumière dans lequel on peut, magiquement du bout des doigts, faire tout apparaître et tout disparaître comme bon nous semble. 

On voit souvent les jeunes – et des adultes aussi – devant une grande scène, un spectacle, devant des horizons infinis, préférer au grand écran de l’existence ce petit format où tout se trouve confiné là, à portée de main, à portée de doigts. 

Imaginez-moi devant un tableau vert, celui-là même où sans doute vos grands-parents ont appris les règles du participe passé et du savoir-être. Imaginez le défi que cela représente d’avoir à écouter un prof passionné par sa matière qui use sa craie blanche sur un tableau vert, sans effets spéciaux, sans animation autre que la sienne propre, sans bande sonore autre que sa propre voix. 

Une voix qui essaie de faire réaliser, de faire comprendre, de faire voir uniquement par des mots. Et ce fond vert du tableau qui se fait de plus en plus gris à force d’écrire et d’effacer. Et ces étudiants qui vous demandent de vous pousser afin de photographier le tableau sur lequel vous vous êtes échinés et sur lequel ils ne se fatigueront pas à recopier. Je me vois enseigner en ayant à l’occasion la désagréable impression qu’il ne se fait pas d’enseignement. Je les vois devant moi, absents, facilement déconcentrés, ennuyés par le bruit de fond que représente ma voix, incapables de s’aventurer sur ce grand rectangle vert de l’éducation, de l’apprentissage, de l’écoute.

Y a-t-il de l’espoir ? La semaine dernière, au supermarché, je me suis immobilisé dans le rayon des surgelés devant des poissons pendant que ma bien-aimée s’aventurait vers les poissons frais. Après un moment d’hésitation, j’ai ressenti un froid intérieur réconfortant. Je me retrouvais devant des visages connus. J’étais devant ma classe et ces mimiques figées des poissons congelés me rappelaient mes étudiants. Lorsque ma bien-aimée est revenue vers moi, j’en étais à expliquer l’ouverture de perspective d’une conclusion.

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