Prostitution 

Effacer les marques

En Ontario, les victimes de proxénètes peuvent compter sur l’aide de l’État pour enlever des tatouages liés à la prostitution.

C’en était trop. Trop de jeunes femmes marquées comme du bétail, à l’encre indélébile. Devant la prolifération des cas de prostituées qui se font tatouer le nom de leur proxénète en signe d’appartenance, l’Ontario vient d’introduire le financement public de l’effacement ou du recouvrement des tatouages pour les victimes de la traite des personnes.

Mike McLaine n’oubliera jamais cette mère de famille qui arborait un tatouage de code-barre dans le dos. Comme un objet à vendre. En bas du code, au lieu d’une série de chiffres, on pouvait lire « Propriété de… » suivi du nom de son ancien proxénète. L’enfant de la femme, âgé de 2 ou 3 ans, coloriait dans la salle d’attente pendant qu’elle recevait des traitements au laser destinés à effacer ce triste souvenir.

« Je regardais l’enfant et je me disais : heureusement qu’il est trop jeune pour comprendre », se souvient M. McLaine, propriétaire de la clinique Precision Laser Tattoo Removal, située au cœur du centre-ville de Toronto.

Les traitements de la femme avaient coûté plusieurs milliers de dollars. Elle espaçait ses rendez-vous pour pouvoir payer, se souvient-il. Un cas classique. « J’en ai vu beaucoup. C’est juste triste. »

Un impact majeur

Le phénomène est courant dans le monde de la prostitution. Il a été évoqué dans plusieurs procès criminels, au Québec et ailleurs au Canada. Parfois c’est le prénom du proxénète, parfois son surnom, qui est tatoué sur les filles, reléguées au rang de possessions matérielles. La pratique n’est pas nouvelle : les historiens ont découvert qu’elle avait déjà cours chez les propriétaires d’esclaves dans la Grèce antique.

Au départ, plusieurs filles croient que le proxénète est en fait leur amoureux et que le tatouage est un gage de leur amour. Plusieurs déchantent vite.

« C’est une forme de marquage. C’est comme ça que ces gars-là voient la chose. C’est une possession. Autrefois, c’était plus visible, par exemple dans le cou. Maintenant, c’est souvent dans un endroit plus discret comme les côtes. »

— Wayne Parkins, enquêteur spécialisé en traite des personnes à la police régionale de Peel, en périphérie de Toronto

Peu importe l’endroit, l’impact est majeur, croit Mike McLaine. « Il peut être dans un endroit discret, mais c’est quand même le souvenir de choses horribles. Vous prenez une innocente personne et vous la marquez comme votre propriété. Il y a un impact psychologique au fait d’avoir à regarder chaque jour pour le reste de votre vie le nom d’un gars qui vous brutalisait », souligne-t-il.

Depuis plusieurs années, Mike McLaine accepte à l’occasion des demandes d’organismes communautaires et traite gratuitement certaines victimes qui veulent effacer leurs tatouages liés au monde de la prostitution. Mais il ne peut pas les accepter toutes. Sa clinique est son gagne-pain. L’effacement d’un tatouage nécessite de quatre à douze séances. Prix moyen ? Environ 2500 $ pour une surface équivalente à une carte à jouer standard (56 cm2).

« Nous essayons d’accepter les demandes de celles qui peuvent en bénéficier le plus. On fait ce qu’on peut, mais nous sommes une entreprise privée et nous avons des bouches à nourrir », dit-il. 

C’est pourquoi il s’est réjoui lorsque le gouvernement de l’Ontario a annoncé, au début de l’année, qu’il allouait des fonds publics pour l’effacement ou le recouvrement des tatouages de victimes de la traite des personnes, à hauteur de 1000 $ par personne. Pour le moment, aucun programme du genre n’existe au Québec.

Nombreuses demandes 

Jusqu’ici, les cas répertoriés par les organismes d’aide aux victimes impliquent des coûts bien supérieurs à 1000 $. Mais Gillian Freeman, directrice exécutive des Services aux victimes pour la région de York, au nord de Toronto, assure qu’il est possible de complémenter le financement de la province par divers moyens.

« Notre plus récent cas coûtait 6000 $. C’est le nom d’un pimp intégré à un grand dessin. Nous allons rédiger une lettre de circonstances particulières et demander un financement supplémentaire au gouvernement. Notre organisme, à travers des collectes de fonds, pourrait aussi payer la balance », dit-elle.

Soucieux de la sécurité des filles, les intervenants des Services aux victimes portent une attention particulière au choix de l’établissement qui fera l’effacement ou le recouvrage du tatouage, explique Mme Freeman. « Le but du marquage, c’est l’identification. Il y a toujours le risque que quelqu’un reconnaisse le signe et alerte les mauvaises personnes. C’est pourquoi nous encourageons le recours aux cliniques médicales ou à un salon de tatoueur en dehors de la région où habite la victime, pour réduire les risques d’un contact avec les criminels », dit-elle.

Le programme vient à peine d’être mis en place que déjà les demandes vont bon train. Debra Taylor, qui gère une clinique d’effacement au laser à London, vient de soumettre sa première demande, pour une victime qui lui a été recommandée par l’Armée du salut. « Elle a un tatouage d’un prénom et un autre d’un nom de gang. C’est très important pour elle de les faire enlever. Elle est revenue. Elle commence sa nouvelle vie. »

D’autres initiatives de l’Ontario

Une coordinatrice provinciale

En novembre dernier, le gouvernement de l’Ontario a créé un Bureau provincial de coordination de la lutte contre la traite des personnes et nommé Jennifer Richardson, une ancienne victime de traite, à sa tête. Avec une dizaine d’employés, elle coordonne les activités de 10 ministères et la gestion d’un budget de 70 millions sur quatre ans. Le Manitoba et la Colombie-Britannique avaient déjà un poste semblable. « On ne peut pas avoir toutes ces agences gouvernementales de leur côté qui essaient de bâtir une stratégie. Il faut une personne avec une perspective globale », explique-t-elle.

D’autres initiatives de l’Ontario

Une chaîne d’entraide

La policière Joy Brown, de la police de Peel, a réussi à réunir 47 organismes communautaires et gouvernementaux qui forment une grande chaîne d’entraide pour les victimes de la traite des personnes. « Il a fallu beaucoup de temps, mais ils ont tous signé un engagement à aider », dit-elle. Un aide-mémoire a été distribué partout dans la région pour rappeler qui est capable d’offrir quel service à une victime. Besoin d’hébergement ? Voici le numéro. Même chose pour les soins dentaires d’urgence, l’aide psychologique, le traitement des ITS.

D’autres initiatives de l’Ontario

Un programme pour les garçons

Les efforts de sensibilisation en matière de proxénétisme et traite des personnes ciblent souvent les jeunes filles, pour éviter qu’elles deviennent victimes. Un programme est toutefois en développement pour sensibiliser les garçons, afin d’éviter qu’ils deviennent proxénètes ou clients. « Le nombre de garçons et de filles qui connaissent le phénomène est énorme. De plus en plus, ils en ont une connaissance directe à travers une amie, ou l’amie d’une amie », observe la constable Elaine Fowler, conférencière dans les écoles pour la police de Peel.

D’autres initiatives de l’Ontario

Une équipe spéciale de procureurs

Une équipe de procureurs de la Couronne vient d’être mise sur pied pour coordonner les dossiers de traite des personnes à la grandeur de l’Ontario. « Par nature, les suspects et les victimes en matière de traite des personnes se déplacent beaucoup. Un accusé peut avoir fait d’autres victimes ailleurs, une victime peut avoir été exploitée en différents endroits. Ce n’est pas comme les dossiers de cambriolages, dans lesquels il y a peu de risques qu’un suspect ait commis des vols partout dans la province », explique Susan Orlando, coordinatrice de l’équipe.

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