Chronique

C’est un joli verbe, scintiller

Par un samedi récent, des dizaines de jeunes de filles survoltées se sont retrouvées dans une séance de magasinage hors norme. Il s’agissait, voyez-vous, de se choisir une robe pour leur bal de fin d’études. Dans un mois, la saison des bals battra son plein.

Dans ce gym de l’École des métiers de Montréal, il y avait des dizaines de portants auxquels étaient accrochées des robes, des robes de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Il y avait là 1500 robes, m’a-t-on chuchoté à l’oreille.

Les filles – 300 sont passées dans la journée – choisissaient une robe, accompagnées de l’une ou l’autre styliste reconnaissable à son tablier rose. Sur place, on faisait les ajustements.

Et sur des tables étaient disposés des sacs à main, des bagues, des colliers, du rouge à lèvres, du fond de teint, du mascara, du blush, du vernis à ongles…

Il y avait de la musique, il y avait des ados au seuil de l’âge adulte qui se trouvaient belles, il y avait des rires, il y avait des mamans fières de leurs filles. La beauté de l’affaire ? Tout ça était gratuit.

Ces 300 jeunes filles, toutes « défavorisées », comme on dit pudiquement, provenant d’une cinquantaine d’écoles secondaires de Montréal, avaient toutes été orientées vers le programme Les Fées marraines, pour qu’elles soient aussi belles que les autres, lors de leur bal de fin d’études.

***

Au milieu des filles qui choisissaient des robes, des boucles d’oreille, des sacs à main, du gloss et des pinces à cheveux, Mélanie m’a accroché.

— Regarde ma robe, m’a-t-elle dit en me tendant son téléphone.

— Belle robe, Mélanie. Pourquoi rouge ?

— Parce que ça fait princesse !

La mère de Mélanie vient de perdre sa job, elle ne pourra pas l’aider financièrement pour le bal. Pas question, pourtant, que Mélanie rate le bal. Mais elle y serait allée avec une robe poche, c’est sûr, sans les Fées…

— Y a une compétition, entre les filles ?

— C’est sûr. Ma meilleure amie a acheté une vraiment belle robe. J’avais peur de ne pas être à la hauteur, tu comprends ? Qu’on ne me voie pas.

Là, le 22 juin, Mélanie sera immanquable, dans sa robe rouge.

On peut penser que c’est ça l’important, ici : que Mélanie soit immanquable, qu’elle soit vue.

Mais je dis que c’est autre chose, je dis que l’important, c’est qu’à son bal, Mélanie sera comme les autres, justement.

Anastasia m’a raconté exactement la même chose, près du comptoir des sacs à main. Elle serait allée à son bal, c’est sûr. Mais depuis des mois, elle angoissait : comment je vais me payer une robe ?

Elle se résignait à porter une robe un peu quelconque.

Là, grâce aux Fées, me dit-elle : « J’ai pu choisir une belle robe. Ça change tout. »

La musique s’est arrêtée un instant, on a demandé une minute d’attention et quelqu’un a fait sonner une cloche. Tous les regards se sont tournés vers un coin du gym où une jeune fille, montée sur un petit podium, me semble-t-il, rougissait. Et une Fée a lancé, très fort : « ELLE A TROUVÉ SA ROBE ! »

Et toute la salle a applaudi.

Et la musique est repartie.

Et les jeunes filles ont recommencé à regarder les robes, à choisir des sacs, petites princesses fébriles.

***

Les Fées quoi ?

Les Fées marraines, comme dans les contes où les fées veillent sur l’héroïne de l’histoire, Cendrillon ou la Belle au bois dormant.

Version montréalaise du XXIe siècle, les Fées sont nées dans la tête de Linda Blouin, enseignante d’anglais à l’école Saint-Exupéry, à Saint-Léonard. Être prof, c’est être témoin de mille et une injustices de la vie. Linda a décidé d’en prendre une par la gorge : ces jeunes filles trop pauvres pour aller au bal, ou alors qui y vont, un peu honteuses, dans une robe de fortune…

Faisant le tour de ses proches, Linda a commencé à amasser des robes. Grâce au bouche-à-oreille. Sa collègue Jessica Archambault, par exemple, a sollicité ses anciennes camarades meneuses de claques des Alouettes, on a mis toutes les robes dans un local discret de l’école. Et la première année, 17 filles ont pu choisir parmi 75 robes…

En 2014, ma collègue Louise Leduc a raconté cette belle histoire dans La Presse. « L’article a changé ma vie », lance Linda. Des femmes d’affaires ont décidé d’unir leurs forces, avec quelques donateurs, pour constituer Les Fées marraines en OSBL, pour qu’on puisse recueillir des dons, structurer les Fées, quoi, étendre cette chouette idée à d’autres écoles…

Deux ans plus tard, 300 jeunes filles de 50 écoles de Montréal, toutes orientées par des profs, des psychoéducateurs, des directrices d’écoles, ont accès aux robes ramassées par les Fées, 1500 robes en ce samedi matin.

« C’est superflu, le bal, on est d’accord. Mais le bal, c’est un rite de passage, à une époque où il y en a de moins en moins. Le bal, c’est la porte d’entrée à l’âge adulte : ils en parlent dès le secondaire I… »

— Linda Blouin, enseignante d’anglais à l’école Saint-Exupéry

Souvent, quand elle approche une jeune fille pour lui proposer l’aide des Fées marraines en vue du bal, elle fait face à des réticences. Une forme de déni, croit-elle : pas facile, à 16 ans, d’admettre que nos parents en arrachent, qu’on n’est pas comme tout le monde…

— Je leur dis donc qu’on leur offre l’occasion d’enlever de la pression sur leurs parents. Je leur dis : tes parents, même s’ils ont des difficultés financières, ils vont tout faire pour t’aider. Aide-moi à les aider…

— Et ?

— Et elles disent qu’elles vont y penser.

— Et ?

— Et elles disent toutes oui…

***

Isabelle Sicard est une de ces femmes d’affaires devenue Fée parce que séduite par le projet de Mme Blouin. Nous marchons dans le gym avec son amie Cathy Samson, parmi la musique, les rires et les gloussements des jeunes filles. Elles me montrent les robes, me disent les noms de certaines donatrices, des femmes d’affaires connues, abonnées des bals de charité qui recueillent des fonds pour combattre telle maladie, pour financer tel hôpital…

— Mais les robes les plus chères, bien souvent, ne sont pas celles qui partent en premier, dit Isabelle…

— Ah non ?

— Non, les jeunes filles préfèrent les robes les plus colorées !

Et je repense à la belle robe rouge pétant de Mélanie…

***

Chaque fois que je parle de charité, j’essaie de consacrer un paragraphe ou deux à ce bémol : il ne faut pas confondre justice sociale et charité, la pauvreté est un scandale dans une société riche – oui, oui – comme la nôtre et c’est à l’État d’en gommer les causes par la redistribution des richesses, pas aux nantis d’en patcher les symptômes avec leurs dons.

C’est dit.

C’est dit, mais il y a quelque chose d’indéfinissable dans ce que font les Fées marraines pour ces 300 jeunes filles qui iront au bal plus belles, plus sûres d’elles… Plus comme les autres. L’anticonformisme est formidable quand il est volontaire. Il est violent quand il est imposé…

Quelque chose d’indéfinissable, disais-je, qui tient à une redistribution non pas des richesses, mais de la beauté. On donne ici accès à un peu de beauté, oui, on est dans, comment dire…

Dans le superflu essentiel ?

***

Au milieu des jeunes filles, j’en remarque une qui ne porte pas le tablier des Fées et qui n’est pas une jeune finissante : Karine Vanasse, l’actrice.

Elle m’a parlé de son admiration pour ces filles qui terminent leur cinquième secondaire, parfois dans des conditions difficiles. De l’importance de « marquer le temps » par des rites de passage « qui montrent où on est rendu dans la vie », et qu’un bal de fin d’études n’a rien de superficiel, justement, car il marque le temps…

Longue histoire en quelques mots : elle a entendu un reportage d’Isabelle Craig sur les Fées marraines, à la radio de Radio-Canada, l’an dernier. Touchée, elle a fait signe à ses amies de la société de cosmétiques Marcelle, dont elle est l’égérie, comme on dit, et elle leur a tiré sur la manche : ce serait l’fun si on pouvait aider ces filles-là…

Et c’est ainsi que les 300 jeunes filles seront maquillées comme des stars pour leur bal.

Et c’est ainsi que Karine Vanasse était là en ce samedi matin, pas annoncée par communiqué de presse ni rien, juste une fille qui en conseille d’autres, à dire à l’une de prendre les longues boucles d’oreille plutôt que les courtes, à conseiller à l’autre de prendre un sac à main d’une couleur différente de sa robe…

Pour une jeune fille de 16, 17 ans, le bal est l’occasion d’être une princesse, elles me l’ont à peu près toutes dit. On se coiffe, on met une robe, on se maquille, on met de beaux bijoux…

— Une version magnifiée d’elles-mêmes, note Karine Vanasse. Et pourquoi pas ? Ça aide à voir qu’on peut être ça, dans la vie…

— « Ça », Karine ?

— Nous, à notre meilleur. Dans ce qu’on a de scintillant. C’est ce qui me touche ici, ce matin : les filles voient une image d’elles-mêmes qu’elles ont aimée…

***

J’essaie de vous dire comment c’était beau, ce samedi-là, dans ce gym où 300 jeunes filles sont venues se préparer à être aussi belles que leurs camarades plus choyées, pour le bal. J’ai de la misère à vous le décrire, peut-être que c’est dans la catégorie des choses qu’il fallait voir pour comprendre, je sais pas…

J’avais la banane dans la face, il y avait du beau et du vrai partout. Ça fait du bien, la bienveillance.

On a fait sonner la cloche, encore. Une autre jeune fille venait de trouver sa robe.

***

C’est 300 jeunes filles qui vont donc aller au bal un peu plus scintillantes grâce aux Fées, ou qui vont y aller, tout court.

Dans le grand ordre des choses, ce n’est rien, 300 robes de bal, c’est pas la faim dans le monde, c’est pas la Syrie, c’est pas le réchauffement planétaire…

Mais pour 300 jeunes filles, pourtant, c’est immense, c’est un cadeau pas possible.

Vous ai-je dit que celles qui le désirent passeront à l’École des métiers de Montréal, le jour de leur bal, pour se faire maquiller et coiffer ?

Et que pour l’an prochain, les Fées marraines pensent à aider les finissants, les adolescents qui doivent se trouver un habit pour le bal, eux aussi ?

Préparez vos complets qui traînent dans le fond du garde-robe, les gars. On s’en reparle.

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