Chronique

La vérité tronquée

Le film Timbuktu du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako a fait un malheur. Lauréat de sept César, il croule sous les hommages. La consécration.

Pourtant, pourtant.

Je suis sortie du film un peu fâchée. Sissako raconte la vie à Tombouctou sous les islamistes purs et durs d’Ansar Dine, sorte de clone du groupe armé État islamique, mais en plus sadique.

Pendant 10 mois, Ansar Dine a terrorisé Tombouctou, une ville de 55 000 habitants perdue au milieu du désert malien. Le chef d’Ansar Dine s’appelait Mohammed Moussa. C’est lui qui donnait les ordres : emprisonner, fouetter, violer, couper des mains. Ses règles étaient strictes : interdiction de fumer, d’écouter de la musique, de se raser la barbe, de se promener sans être voilée de la tête aux pieds. Des talibans à la puissance dix. Tout Tombouctou avait peur de Mohammed Moussa et de ses hommes qui lui obéissaient au doigt et à l’œil.

J’ai débarqué à Tombouctou en février 2013 avec une poignée de journalistes quelques jours après la fuite des islamistes chassés par l’armée française. La ville était à bout de souffle. J’ai recueilli des témoignages terrifiants. Parfois, je suspendais mon stylo au-dessus de mon calepin, estomaquée par la violence des témoignages. Imaginez : 55 000 habitants perdus au milieu du Sahara, à 1000 kilomètres de la capitale, Bamako, victimes des pires exactions, sans personne pour les secourir. Abandonnés au bout du monde. Tombouctou était comme une grande prison à ciel ouvert.

Moussa avait imposé un régime de terreur. Il aimait faire souffrir et humilier. L’humiliation, il s’en nourrissait.

La peur, la terreur, on ne la sent pas dans le film de Sissako. Au contraire, des femmes défient les islamistes qui ne disent rien. Les hommes d’Ansar Dine ont quasiment l’air de bons gars. Où est la terreur ? Nulle part. Le film a un vernis poétique trompeur et ses images léchées gomment la réalité.

En fin de semaine, je suis tombée sur un article de Nicolas Beau, fondateur d’un site d’information et d’enquête sur l’Afrique francophone, Mondafrique. Beau a roulé sa bosse. Il a travaillé pour Le Monde, Libération, le Canard enchaîné. Il démolit Sissako et son film avec une joie mauvaise. Il traite Sissako d’imposteur, de BHL des dunes, en référence à l’intellectuel français Bernard-Henri Lévy qui se promène avec une chemise blanche éternellement déboutonnée. Sissako aime les chemises blanches.

Sissako, dit Nicolas Beau, collabore avec le régime autoritaire de Mauritanie dirigé par Abdel Aziz qui s’est hissé au pouvoir en 2008 à la suite d’un coup d’État, chassant du même coup le premier président élu démocratiquement. Beau rappelle que Sissako est le conseiller culturel du président Aziz depuis des années. Aziz qui « impose à son peuple une médiocre dictature ».

Il ajoute que des militaires mauritaniens jouent le rôle de la police islamiste dans Timbuktu. « Sissako n’est apparemment pas regardant sur les CV de ses acteurs », ironise-t-il.

Nicolas Beau n’a pas aimé le film qu’il juge « ennuyeux, bourré de clichés et qui donne du drame malien des images léchées sans contextualisation ».

Il me semblait bien aussi. Je comprends pourquoi je suis sortie choquée du cinéma.

Je me suis demandé jusqu’où un cinéaste pouvait trafiquer la réalité. Sissako n’a pas tourné un documentaire, c’est vrai, mais il parle de Tombouctou sous les islamistes. Il pouvait inventer n’importe quelle histoire, peu importe, mais la toile de fond aurait dû être fidèle à la réalité. Et cette réalité, croyez-moi, n’avait rien de poétique ou de léché.

***

Dans le livre Mémé attaque Haïti*, c’est tout le contraire. La Québécoise Marie Larocque verse dans l’hyperréalisme. Dans son récit, il n’y a ni réalité bricolée ni vernis romantique.

Dès le début, elle donne le ton. « J’avais 27 ans, quatre enfants et une grande envie de vivre dans un pays pauvre où je pourrais me payer des servantes. » Elle a passé quatre ans en Haïti avec sa ribambelle d’enfants. Elle se définissait alors comme « un professeur de français sur un nowhere ».

Elle est retournée en Haïti avec ses deux filles dix mois après le tremblement de terre. C’est ce retour qu’elle raconte dans Mémé attaque Haïti. Elle a 40 ans et des poussières et elle est déjà grand-mère, d’où le Mémé. Elle ne veut pas sauver le pays. « On ne va pas changer le monde ni pelleter des débris, dit-elle. Il fait trop chaud, je suis trop paresseuse et ce n’est pas dans mes cordes, anyway. »

Elle sacre – crisse, estie, tabarnac – et elle boit. Marie Larocque est une fille de party qui n’a aucun filtre.

« Haïti et moi, c’est une vieille histoire d’amour et de j’en-peux-pu », précise-t-elle. Elle écrit les pires horreurs sur les Haïtiens, mais on lui pardonne tout, car on sent qu’elle aime ce pays, un amour sans complaisance, sans lunettes roses et sans la culpabilité de l’homme blanc.

Le livre porte bien son titre, car Marie Larocque attaque Haïti. C’est d’un non politically correct osé, étonnant, défrisant.

« Port-au-Prince me semble un peu too much », dit-elle. Elle s’installe donc dans la petite ville de Jacmel pendant un an, où elle vit avec les pauvres. Pas de villa climatisée, pas de piscine ni de grosse bagnole. Elle parle créole, se promène dans des tap-taps et partage le quotidien des Haïtiens. Elle trace un portrait saisissant d’Haïti avec sa beauté, ses travers et ses névroses. La réalité toute nue, sans fioritures.

Tout le contraire de Sissako.

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