Chronique

On a tous quelque chose à engourdir

En ce 1er février, j’ai une confession à faire, groupe.

Je m’appelle Patrick Lagacé et j’ai longtemps été cynique face au Défi 28 jours sans alcool qui consiste à s’abstenir de boire tout le mois de février.

Je ne le suis plus, cynique.

Parce qu’on boit en tabarslak.

Je ne parle pas forcément d’alcoolisme, d’être à la porte du dépanneur pour acheter une grosse canne de Wildcat à 7 h 59 du matin. Je parle de la consommation ordinaire, je parle de boire en toute occasion. Je parle de consommer la drogue la plus répandue, la plus socialement acceptée, la plus « marketée » de l’univers.

J’ai longtemps été dubitatif, surtout la première année du Défi 28 jours sans alcool de la Fondation Jean-Lapointe (2018 est la 5e), parce que…

Parce que je bois assez peu.

Et comme on a toujours tendance à voir le monde à travers son propre prisme, je comprenais mal les gens qui ressentaient le besoin de devoir faire une « pause » de vino et qui s’inscrivaient au Défi…

Sérieux ?

Une pause ?

Vingt-huit jours ?

Coudonc, es-tu alcoolique ?

Non ? Pourquoi faire ça, alors ?

Je voyais l’enjeu de la consommation en noir et blanc : t’as un problème de boisson ou tu n’as pas de problème de boisson. Alcoolique, ou pas. C’est bien sûr plus compliqué que ça.

Les médias sociaux ont plein de défauts, mais ils ont ceci de formidable, nonobstant les algorithmes qui veulent nous regrouper en microtroupeaux : ils peuvent parfois élargir nos horizons. Et je ne compte plus le nombre d’amis Facebook qui ont expliqué leur problème d’alcool – petit, moyen, grand – publiquement, ces dernières années. Des proches, des moins proches, pour qui boire était, comment dire… J’allais dire le carburant de la vie, mais ce n’est pas le bon mot, disons que c’était – c’est – le lubrifiant de la vie sociale, professionnelle et personnelle…

Des gens qui n’avaient vraiment pas besoin de se pointer à l’ouverture du dépanneur pour acheter de la bière en tremblant, mais qui avaient vraiiiiiiiiment hâte d’ouvrir la porte du frigo, dès le retour du boulot, pour ouvrir la bouteille de chardonnay. T’as pas oublié d’acheter du vin, hein, chéri ?

La bonne nouvelle, c’est que les Québécois boivent moins, globalement. La mauvaise, c’est que la consommation excessive d’alcool, elle, ne recule pas. Le Québec est deuxième au pays dans ce palmarès sinistre, derrière Terre-Neuve-et-Labrador.

Tu suis un peu ces débats sur la marijuana qui déclenchent les passions, ce qui est normal, mais à un moment donné, tu allumes : il n’y a pas de débat équivalent sur la place de l’alcool dans nos vies, dans nos sociétés. L’alcool est une drogue si vieille, qui fait partie de nos vies et du tissu social depuis si longtemps qu’on ne sait même plus que c’est une drogue…

C’est pourtant la plus répandue et, quand on fait le calcul de la nocivité pour les individus et pour autrui, c’est la plus dangereuse.

L’alcool est partout, mais quand on remet en question son ubiquité, la consommation qu’on en fait, je remarque généralement qu’on se braque encore.

On se braque quasiment violemment quand Hubert Sacy, d’Éduc’alcool, déplore à quel point on boit trop, collectivement. Hé qu’on le trouve plate, ce sacré Hubert, quel empêcheur de caler des shooters en toute quiétude le « vindredi » !

On se braque aussi devant l’idée de faire arriver le Québec dans le XXIe siècle en abaissant la limite permise d’alcool dans le sang à 50 mg par 100 ml (0,05) quand on conduit. Ben là, pu moyen d’avoir du fun ! Mais ne vous inquiétez pas pour le 0,08 : aucun des trois partis majeurs ne songe à vous enlever le droit de conduire plus bourrés que les autres Canadiens. Hey, on est un peuple latin !

Alors février est donc le mois où de plus en plus de gens, jeunes et vieux, hommes, femmes et autres, prennent un pas de recul pour réfléchir à la place de l’alcool dans leur vie.

Je refuse d’être cynique face à ça. C’est lumineux, je trouve. C’est comme ça qu’on avance.

***

Tantôt, en faisant une pause de ponte de chronique, je suis allé lire mes courriels : abondante correspondance dans la foulée de mon papier d’hier sur les conditions de travail des infirmières.

Message d’une infirmière – une autre –, qui me dit son désarroi, son épuisement. Extrait : « Je commence à 7 h 45 et à 7 h 46, je me demande combien de temps il reste avant la fin de la journée. À 8 h 05, généralement, on se demande ce qu’on va boire à 16 h pour oublier cette journée de merde… »

C’est un témoignage, une femme parmi mille. Chaque cas est différent, bien sûr. Mais combien sommes-nous, comme elle, à avoir hâte au prochain drink pour engourdir un tracas ?

Parce que l’alcool fait ça, au-delà du tchin-tchin : il engourdit.

Il engourdit la gêne, le stress, les inhibitions, les idées noires et un tas d’autres choses, comme un travail qui nous épuise, par exemple…

Ajoutez à l’alcool tout ce qui est aussi disponible pour s’engourdir, ajoutez le pot, la coke, les pilules légales et illégales, et ça fait beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde qui essaie d’engourdir beaucoup, beaucoup, beaucoup de travers, d’échecs, de peurs, de traumatismes, de manque d’amour, d’envie de plaire et de peur de déplaire, de pressions de toutes sortes…

Pensez à tout ce qu’on tente d’engourdir et ça donne le vertige : c’est vraiment comme fixer le fond invisible du canyon de l’âme humaine.

LA CURE — Parlant de dépendance, un petit mot sur la série documentaire La cure, diffusée les jeudis à Télé-Québec. Pendant des mois, des hommes ont été filmés en cure fermée de désintoxication : du rarement vu. On a tous quelque chose à engourdir, oui, mais certains doivent boire et sniffer plus que la moyenne des ours pour engourdir le mal. Le dégel est encore plus brutal. À voir si vous avez un proche qui se bat contre le démon de la dépendance, pour voir à quel point le monstre est… puissant. Troisième partie, de cinq, ce soir à 20 h. Transparence totale : c’est mené avec amour par mes amis André Saint-Pierre (réalisation) et Marie-Pierre Duval (scénarisation).

André, tu te peignes mal mais tu fais des belles vues. Mapi, allô, je m’ennuie.

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