Politique

Des vérités multiples

Au lendemain du référendum sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, l’un des principaux financiers du camp gagnant a crûment exposé ainsi la stratégie qui a mené à la victoire du Brexit : une campagne basée sur l’émotion plutôt que sur les faits.

« Les partisans du maintien dans l’UE ont mené de leur côté une campagne où il était question de faits, de faits, de faits…, a déclaré Arron Banks. Ça ne marche pas. Il faut se brancher émotionnellement avec les gens. »

De l’autre côté de l’océan Atlantique, les faits sont aussi malmenés dans le cadre de la campagne présidentielle. Le candidat républicain, Donald Trump, est régulièrement pris à partie pour ses mensonges, mais n’en fait pratiquement pas de cas, arguant à l’attention de ses partisans qu’il est ciblé par des organisations biaisées.

Nombre de médias – aux États-Unis et ailleurs – évoquent le Brexit et la campagne de l’homme d’affaires comme des preuves de notre entrée dans une ère « post-factuelle » où toute recherche de « vérité » commune paraît vaine.

« Il était traditionnellement possible dans nos sociétés occidentales, en se basant sur des faits, des preuves empiriques, de générer des politiques allant au-delà des préjugés populaires et de la peur. Mais c’est de moins en moins vrai », estime Mark Kingwell, professeur de philosophie rattaché à l’Université de Toronto.

« SILOS D’INFORMATION »

Aujourd’hui, note-t-il, nombre de personnes refusent agressivement les faits qui ne correspondent pas à leur vision du monde et récusent les sources qui les produisent plutôt que de revoir la valeur de leur position à la lumière d’informations contradictoires.

Cette tendance est encouragée par l’émergence de l’internet, qui permet la circulation rapide d’informations de toute nature, incluant les plus délirantes, et la création de « silos d’information », où tout un pan des arguments est évacué.

En principe, note M. Kingwell, l’accès aux médias sociaux est positif puisqu’il permet de rompre avec l’élitisme du passé où seul un certain nombre d’acteurs privilégiés pouvaient décider des contenus dignes d’être diffusés.

Il ouvre cependant la porte aux dérives, particulièrement dans des sociétés où les figures d’autorité traditionnelles – qu’elles soient politiques, religieuses, universitaires, médiatiques – sont aujourd’hui vertement critiquées et contestées.

« On a jeté le bébé avec l’eau du bain. Il semble évident qu’une personne qui a étudié un sujet donné toute sa vie devrait avoir plus d’autorité pour en parler, mais ce n’est même plus nécessairement le cas », relève M. Kingwell.

La tendance à bafouer les faits ne date pas d’hier, souligne le journaliste Alexios Mantzarlis, du Poynter Institute, dans un récent article où il s’intéresse à la multiplication depuis quelques mois des références médiatiques à l’ère post-factuelle.

Ronald Reagan, souligne-t-il, semblait « résolument post-factuel » lorsqu’il s’est excusé, il y a 30 ans, d’avoir induit en erreur la population américaine relativement à la manière dont des armes fournies à des rebelles du Nicaragua avaient été financées.

« Mon cœur et mes meilleures intentions me disent que [ce que j’ai dit] est vrai, mais les faits et l’évidence me disent que ça ne l’est pas. »

— Ronald Reagan, mars 1987

UNE ÈRE POST-FACTUELLE DÉPLORÉE PAR… PLATON ?

Selon M. Mantzarlis, l’évocation répétée de la notion d’ère post-factuelle pourrait même constituer un mécanisme de défense pour des chroniqueurs qui voient leurs valeurs contestées.

« Face à des réalités politiques aussi étrangères à la vision du monde d’un libéral cosmopolite que la candidature de Donald Trump ou le Brexit, il peut sembler plus simple de les écarter en décrivant 2016 comme une ère “post-factuelle” apocalyptique dans laquelle les gens ne comprennent pas l’importance des faits. »

Le mensonge était aussi populaire à l’époque de la Grèce antique. Mark Kingwell note que Platon s’inquiétait de la place de l’opinion dans la vie quotidienne et défendait la « vraie connaissance » en relevant que seuls les philosophes pouvaient l’atteindre.

Plus personne ne défend un point de vue aussi élitiste, mais la société a tout de même beaucoup à perdre si la rationalité et le pragmatisme sont écartés au profil de la subjectivité et du relativisme, souligne le professeur.

« La rationalité est une forme d’entente, c’est une méthode de discussion, un système de règles auquel nous acceptons d’adhérer pour faire évoluer le dialogue. »

— Mark Kingwell, professeur de philosophie à l’Université de Toronto

Même si leur rôle est fragilisé, il estime que les médias en ont encore un considérable à jouer dans le contexte actuel pour garantir que les faits soient respectés dans les discussions publiques. Quitte à être vertement critiqués par les personnes dont ils contredisent les affirmations.

« Si les médias contestent les faits avancés, c’est vu par une partie de la population comme un acte idéologique. Mais nous voulons, comme société, des médias qui fustigent les contrevérités, les exagérations et les mensonges intéressés », relève M. Kingwell.

QUAND LES FAITS CONTREDISENT LES IMPRESSIONS

Lors de la dernière convention du Parti républicain, une animatrice du réseau CNN a confronté l’ancien candidat Newt Gingrich sur la question de l’insécurité aux États-Unis. « La criminalité est en baisse », répète l’animatrice, en citant les statistiques de la police américaine. « Ce n’est pas ce que pensent les gens, réplique Newt Gingrich. Et comme politicien, je vais suivre ce que ressentent les gens et je vais vous laisser les théoriciens. »

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