La Presse en Arabie saoudite  Le printemps saoudien 1/2

Un air de modernité

Que se passe-t-il en Arabie saoudite dirigée depuis peu par un prince de 32 ans, Mohammed ben Salmane ? Les femmes peuvent depuis hier assister à des matchs de soccer et elles auront bientôt le droit de conduire. La musique n’est plus interdite. Les cinémas s’apprêtent à rouvrir leurs portes après 40 ans d’excommunication. Modernisation de façade ou changements réels ? Notre envoyée spéciale est allée sur le terrain. Récit.

La révolution du prince ben Salmane*

RIYAD — Il est 19 h, la rue Tahlia est méconnaissable. Des familles, des femmes en niqab et des jeunes qui portent le voile de façon

désinvolte flânent en écoutant de la musique et en regardant des artistes dessiner des portraits dans des kiosques installés sur le trottoir.

La rue est vivante et la Muttawa, la police religieuse, est invisible. Elle ne débarque pas en force pour battre les gens ou les arrêter.

Les habitants de Riyad, incrédules, profitent de cette nouvelle liberté. Normalement, les trottoirs sont vides, même le jour, mais la société se décrispe depuis que le prince héritier de 32 ans, Mohammed ben Salmane, multiplie les changements et bouleverse la société saoudienne figée depuis 40 ans dans un corset religieux pur et dur.

L’appel à la prière du muezzin déchire l’air. Les gens continuent de se balader d’un kiosque à l’autre, sans se précipiter vers la première mosquée. Quelques femmes sont assises sur des chaises, dehors, sans un homme pour les accompagner.

Un père, Yarub, 60 ans, déambule avec sa femme et sa fille de 28 ans. Il est ébloui par la transformation de la rue Tahlia, l’équivalent de notre rue Sainte-Catherine.

« Je suis en état de choc, je ne pensais jamais vivre de tels moments, dit-il.

– C’est une petite révolution ? lui ai-je demandé.

– Non, c’est une grande révolution. »

La rue Tahlia, comme le reste du pays, vit à l’heure du printemps saoudien, un printemps déclenché par le gouvernement qui n’a rien de démocratique. Depuis sa création en 1932, l’Arabie saoudite est dirigée par un roi. C’est une monarchie absolue où les partis politiques sont interdits et la presse muselée.

« C’est le prince Mohammed ben Salmane qui mène les changements. L’élan vient d’en haut et non de la rue. »

— Salma Al-Rashed, responsable des programmes dans un organisme philanthropique qui vient en aide aux femmes

Ça va vite, très vite, ajoute-t-elle. « Avant, je poussais sur une énorme roche qui ne bougeait pas d’un pouce. Aujourd’hui, non seulement la roche bouge, mais elle roule, j’ai de la difficulté à la rattraper. »

Dans un pays où tout était interdit, la musique, les concerts, le cinéma, la mixité, le droit de conduire pour les femmes, la gymnastique pour les filles à l’école, les changements sont énormes.

***

En me promenant dans la rue Tahlia, j’avais l’impression de toucher la révolution du bout des doigts. Ça se passait là, maintenant, sous mes yeux. C’était en décembre.

La veille, j’avais assisté à un concert donné par une chanteuse libanaise, Hiba Tawaji, une première. Jamais une femme n’avait eu le droit de chanter en public. Par contre, seules des femmes pouvaient assister au spectacle.

Le public était jeune. Hiba Tawaji, 30 ans, s’époumonait en bondissant sur la scène. Elle portait une longue robe qui moulait son corps mince comme un fil. Elle ne portait pas de voile.

Le public était enthousiaste. Il tapait des mains et applaudissait, d’abord timidement, puis avec plus de vigueur, comme si la salle se dégelait. Fatima, 25 ans, assistait au concert. Elle ne connaissait pas la chanteuse, mais elle tenait à participer à ce moment historique. « Je voulais sentir la foule, être là. Le monde change sous nos yeux, on le voit avec les réseaux sociaux. Enfin ! On en a assez d’attendre. »

J’ai rencontré la Québécoise Nathalie Morin, coincée en Arabie saoudite depuis 12 ans avec ses quatre enfants. (L’histoire de Nathalie Morin a fait les manchettes à l’occasion, mais personne n’a jamais été chez elle, en Arabie saoudite. J’ai passé plusieurs heures avec elle. L’entrevue sera publiée samedi prochain.) Elle vit à Dammam, une ville de 1 million d’habitants située dans l’est du pays. Au milieu de l’après-midi, nous sommes allées dans un Starbucks. En entrant dans le café, elle a cessé de parler et elle a tendu l’oreille. C’était la première fois qu’elle entendait de la musique dans un endroit public. La chanson Despacito, le succès de l’été, tournait en boucle.

C’est le droit de conduire accordé aux femmes en septembre qui a ouvert les vannes. « C’était un tabou, explique Haifa Al-Hababi, candidate aux élections municipales de 2015, une autre nouveauté. Conduire n’est pas important. Ce qui compte, c’est la liberté acquise avec ce droit. Ça nous rend plus fortes. »

L’Arabie saoudite était le seul pays au monde où les femmes n’avaient pas le droit de toucher à un volant.

Salma Al-Rashed conduit depuis 22 ans. À l’étranger, jamais dans son propre pays. Elle se souvient de la réaction de sa fille lorsqu’elle a compris que sa mère n’avait pas le droit de conduire.

« Elle m’a dit : “ Maman, je ne comprends pas. ” Je lui ai répondu : “ Il n’y a rien à comprendre, c’est la loi. ” Elle avait 3 ans. Aujourd’hui, elle en a 12. Quand elle a appris que les femmes auraient le droit de conduire à partir de juin 2018, elle a éclaté en sanglots. »

Même le sacro-saint tutorat masculin est remis en question, ajoute Salma. Les femmes doivent être accompagnées d’un homme, mari, frère ou père, pour voyager, travailler, se marier, obtenir des soins… Légalement, elles sont considérées comme des mineures. Le divorce aussi est en train de vivre une petite révolution. « Les juges commencent à pencher du côté des mères et à penser au bien des enfants. »

Salma n’en revient pas, elle est euphorique. « Nous vivons une page d’histoire. »

***

Au Kingdom Mall, un des innombrables centres commerciaux de Riyad, la boutique Victoria’s Secret vend des soutiens-gorges et des petites culottes sexy.

Une femme en niqab s’arrête devant l’étalage et palpe un soutien-gorge à balconnet qui sculpte des seins arrondis. Avant, c’était des hommes qui vendaient la lingerie, car les femmes n’avaient pas le droit de travailler dans des magasins. Elles étaient cantonnées dans l’enseignement et la santé.

Chez Victoria’s Secret, Mme Mona guide des stagiaires qui suivent un cours de six mois à l’université pour devenir vendeuses.

Le dernier étage du Kingdom Mall est réservé aux femmes. Les hommes n’ont pas le droit de s’y promener. L’ascenseur qui mène à l’étage est surveillé par un gardien de sécurité. Rawan, des sacs à ses pieds, se repose. Elle a 23 ans et elle parle un excellent anglais. Elle lève les yeux au ciel quand je lui parle de la situation des femmes en Arabie saoudite.

« Le gouvernement nous traite comme si on était radioactives. Il s’imagine que ce sera la fin du monde si les hommes et les femmes se côtoient. »

— Rawan, une Saoudienne de 23 ans

Elle soupire. « Les gens vénèrent les traditions. »

En dépit du vent de réformes, l’Arabie saoudite reste un pays profondément conservateur et religieux. L’aéroport a deux lieux de prière, un pour les hommes et un pour les femmes. Dans l’avion, les haut-parleurs diffusent une prière avant le décollage. La série américaine Friends, une comédie inoffensive, est offerte par la Saudi Arabian Airlines. Les décolletés des comédiennes sont floutés et un silence remplace le langage jugé déplacé ou à caractère sexuel.

Quant au voile et à l’abaya, les femmes y tiennent. Toutes, sans exception, m’ont dit que ça faisait partie de leur tradition.

Se moderniser, oui, mais s’occidentaliser ? Jamais.

* Toutes les entrevues du texte La révolution du prince ben Salmane ont été réalisées sans la présence d’un chaperon du ministère de l’Information. À Riyad, je suis passée sous le radar de l’État, probablement parce que je n’étais pas accompagnée par un photographe ou un cameraman, m’a expliqué ma fixer. Par contre, les choses se sont corsées quand je suis sortie de la capitale. Le ministère de l’Information m’appelait plusieurs fois par jour pour connaître mon horaire. J’ai dû me résigner à la présence d’un agent du gouvernement pendant certaines entrevues. Je l’ai mentionné lorsque c’était le cas.

Quatre clés pour comprendre

La purge

Dans ce pays habitué à la gérontocratie, le prince ben Salmane jure avec ses 32 ans. Désigné comme l’héritier du trône en juin par son père de 82 ans, il a senti le besoin d’asseoir son pouvoir. En novembre, il a fait arrêter plus de 200 personnes, ministres, hommes d’affaires et princes, en les accusant de corruption. Il ne les a pas emprisonnés dans une geôle sinistre, mais au chic Ritz Carlton. Impossible de s’approcher du Ritz. Un immense périmètre de sécurité en bloque l’accès.

Une jeunesse branchée

Près de 70 % de la population a moins de 30 ans. Les Saoudiens sont les plus grands consommateurs de Twitter et de YouTube au monde, alors que 10 % des comptes Facebook du monde arabe sont en Arabie saoudite. Les jeunes sont branchés sur la planète. Le pays ne peut plus vivre dans son isolement splendide et étouffer toute velléité de changement. Les coutures de l’ultraconservatisme craquent sous la pression de la population qui réclame davantage de liberté.

Le traumatisme de 1979

Shihab Jamjoom est riche, très riche. Il avait huit cinémas à Djeddah. En 1979, il a été obligé de les fermer. En 2018, il a l’intention d’en ouvrir 100 dans l’ensemble de l’Arabie saoudite. L’année 1979 marque un tournant dans l’histoire de l’Arabie saoudite. La grande mosquée de La Mecque, lieu sacré pour les musulmans, est prise d’assaut par un commando de fondamentalistes islamistes qui exige la démission du roi. Après deux semaines de siège, le coup de force se termine dans un bain de sang. L’Arabie saoudite, traumatisée, verse alors dans l’intégrisme.

Lutte entre les religieux et le gouvernement

« Les groupes religieux exerçaient une pression énorme sur le gouvernement pour qu’il maintienne la ligne dure, raconte Shihab Jamjoom. La Muttawa a été trop loin. Je vous donne un exemple : un couple se précipite à l’hôpital parce que la femme souffre. Ils partent tellement vite que l’épouse a gardé son pyjama sous son abaya. La Muttawa les arrête et accuse la femme d’être une prostituée parce qu’elle porte un pyjama. C’est absurde. Aujourd’hui, le gouvernement leur dit : “C’est assez ! Reculez !”, explique l’homme d’affaires. Mohammed ben Salmane a compris la colère du peuple face aux abus de la Muttawa. Il a pris le contrôle de cette colère pour éviter d’avoir une révolution sur les bras. »

Les Saoudiennes sortent de l'ombre

Les temps changent en Arabie saoudite, des élections municipales ouvertes aux femmes en 2015 aux cours d’éducation physique offerts aux filles à l’école en septembre 2018. Entrevues.

La femme candidate*

RIYAD — Haifa Al-Hababi a connu l’époque de la lenteur. Les femmes arrachaient des droits un à un avec un rythme géologique.

Haifa a été la première femme à annoncer qu’elle serait candidate aux élections municipales de 2015. Elle n’a pas hésité une seconde. Elle n’a pas été élue. De toute façon, les conseillers municipaux n’ont pas le pouvoir d’imposer leurs décisions. Ils donnent leur avis, sans plus. L’Arabie saoudite est une monarchie absolue.

Architecte et professeur à l’université, Haifa ne chôme pas. Elle m’a reçue chez elle, une maison coquette située dans un quartier tranquille. Elle portait un pantalon et un chandail sans manches.

Quand elle a présenté sa candidature, elle portait une abaya orange. Les médias se sont agités et ont parlé de symbole. Symbole de quoi ? Haifa rit. « Je ne comprends pas pourquoi les gens se sont énervés avec ça. Il n’y avait aucun symbole. Je ne porte jamais de noir, c’est tout. »

Elle s’est jetée tête baissée dans la campagne électorale. Pas facile pour une femme. Quand elle parlait devant un parterre d’hommes, elle devait se cacher derrière un paravent.

Elle ne proteste pas contre cet apartheid sexuel.

« Ça fait partie de notre culture, on ne mélange pas les sexes. »

— Haifa Al-Hababi

« Dans un amphithéâtre, par exemple, les hommes s’assoient à droite, les femmes à gauche. Il existe deux campus, un pour les hommes et un pour les femmes. »

Hababi a passé 10 ans au Royaume-Uni. Elle a fait sa maîtrise en architecture à Glasgow, en Écosse, et son doctorat à Londres. Elle a 40 ans. À l’Université de Riyad, elle n’enseigne qu’à des femmes.

Et les changements ?

« Ça va vite, vraiment vite, on n’arrive pas à suivre le rythme. Mes étudiantes, oui, mais moi, j’ai 40 ans. C’est l’âge. »

Elle rit. Je lui demande si je peux la prendre en photo. Elle accepte sans hésiter. Elle se lève et va chercher son abaya, car elle sait que des hommes vont regarder la photo.

* L’entrevue a été réalisée sans la présence d’un agent du ministère de l’Information.

De la gym pour filles à l’école*

RIYAD — Si Tracy Aldereyanne, une Américaine mariée à un Saoudien, n’avait pas eu la tête dure, elle serait chez elle en train de se tourner les pouces. Elle est arrivée à Riyad en 1984 avec la ferme intention de vivre sa vie en Arabie saoudite.

Elle a d’abord donné des cours de conditionnement physique dans des hôtels, puis à des princesses.

« Les quatre premières années, je portais non seulement le niqab, mais aussi un voile sur mon visage. Quand j’arrivais à mon cours, je devais enlever les couches une après l’autre avant de me retrouver en leggings. »

Elle a ensuite ouvert un centre de conditionnement physique pour femmes, mais la police religieuse l’a forcée à fermer ses portes. Deux fois.

Elle retroussé ses manches et elle a recommencé. Ses efforts ont été récompensés.

Aujourd’hui, les gyms pour femmes ont le vent dans les voiles. Le gouvernement a d’ailleurs décidé que les filles auraient dorénavant le droit de faire de l’éducation physique à l’école.

Non seulement la police religieuse ne fermera plus son centre – elle vient d’en ouvrir un, flambant neuf –, mais elle discute avec le ministère de l’Éducation pour bâtir le programme d’éducation physique qui débutera dans les écoles de Riyad en septembre 2018.

La tâche est colossale. En plus d’écrire le programme, elle doit former 500 enseignants. Elle est épaulée par une Québécoise, Julie Boucher, qui vit en Arabie saoudite depuis 2008. Les deux femmes sont complices.

La première fois que Tracy a présenté son mari à son père, il lui a dit : « J’aime tout de lui, sauf une chose : son adresse. »

Il avait raison. La vie de Tracy est ici, à Riyad. Ses enfants et ses petits-enfants ne veulent pas vivre aux États-Unis. Ils sont saoudiens jusqu’au bout des ongles.

* L’entrevue a été réalisée sans la présence d’un agent du ministère de l’Information.

Et Raif Badawi ?

RIYAD — Raif Badawi. Son nom est radioactif, les gens ont peur. On ne le prononce jamais. Tabou. C’est pire que de dire Voldemort dans le monde de Harry Potter.

J’ai voulu faire une entrevue avec la sœur de Raif Badawi, Samar, qui vit à Riyad. Je l’ai contactée par personne interposée. Elle a refusé de me rencontrer. Le gouvernement lui a interdit de prendre la parole en public.

Souad Al-Shammari, la cofondatrice du blogue avec Raif Badawi, a fait trois mois de prison en 2015 parce qu’elle s’est moquée du régime. On a échangé plusieurs messages, mais elle aussi a refusé de me voir.

Raif Badawi est emprisonné à Djeddah depuis 2012. Sa femme et ses enfants vivent à Sherbrooke. Accusé d’avoir insulté l’islam dans son blogue, il a été condamné à 10 ans de prison et 1000 coups de fouet. Il en a reçu 50 en 2015. La communauté internationale a protesté.

En décembre, le nom de Raif Badawi a été mis sur une liste de pardon royal. Est-ce que sa libération est imminente ? Combien y a-t-il de noms sur cette fameuse liste ? Combien sont libérés ?

J’ai posé la question à un ministre qui a refusé d’être cité. Dès que j’ai prononcé le nom de Raif Badawi, il s’est crispé. Il a d’abord refusé de répondre, puis il m’a dit que tout était de la faute de Badawi.

« Il a insulté son père en bafouant son honneur. Il mérite de faire sa peine au complet. »

— Un ministre saoudien sous le couvert de l’anonymat

Très contrarié, il a ajouté que Badawi n’avait été fouetté qu’une seule fois, alors que l’Occident affirmait le contraire.

L’Arabie saoudite et les droits de la personne

Le 2 janvier 2016, 47 personnes ont été exécutées, dont 43 décapitées. Au total, 154 personnes ont été exécutées cette année-là, 3 femmes et 151 hommes.

Les tribunaux prononcent encore des sentences comprenant des châtiments corporels, comme la flagellation.

Certains détenus sont torturés et maltraités pour leur arracher des aveux qui seront utilisés contre eux lors de leur procès.

Les défenseurs des droits de la personne sont emprisonnés et accusés selon des lois antiterroristes et des chefs d’inculpation très vagues.

La liberté d’expression est soumise à des restrictions importantes et la dissidence est réprimée.

Source : rapport d’Amnistie international sur l’Arabie saoudite, 2016-2017

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