Chronique

Lecteur, c’est à toi… (La résolution du retour)

« Un texte n’est pas supposé être facile », disait l’écrivain. En ce week-end où l’on célèbre à la fois le jour du drapeau en Haïti et la fête des Patriotes au Québec, notre chroniqueuse invitée nous fait goûter, pour la dernière fois ce printemps, à « l’ivresse de la construction de la pensée ». Plongez et laissez-vous porter.

J’coupe les deux premiers paragraphes de c’texte. Faut qu’ça punche vite, que ce soit vendeur !

Bang ! Tu l’as ou tu l’as pas…

Seras-tu absorbante ou ne seras-tu qu’appât ? Car dis-moi, à quel moment se tut l’appât ?

Et si c’était ton dernier round ? As-tu marqué ton temps ?

Ou as-tu compté les heures ?

Cause, honey, faut alléger, allécher ! Time is money !…

Aurait-il fallu que je laisse le « short and sweet » se disputer l’hégémonie ?

J’dois faire court, que le lecteur prenne goût dès la première bouchée, qu’il ne s’écœure pas à la vue d’une promise digestion lente, celle qui demande de s’arrêter, d’inspirer lentement, nous campe entre le sommeil qui nous drague

et l’éveil de la contemplation soudaine du moment, copieux et non copie,

l’aigre-doux introspectif, l’ivresse de la construction de la pensée,

riche mais bien enchère, qui remet en question le cheap buzz de la restauration rapide… du contentement.

C’est l’absorption qu’on savoure ! Qui nous capte au lasso et nous avale à son tour.

Ma grand-mère le disait bien : 

« Il ne faut jamais avoir les yeux plus gros que la vente !

— Plus gros que le ventre, Granni !

— Oui ! C’est ça ! Plus gros que la vente ! »

Wow, Gran Moun ! (sourire) Bien vu.

Quand on écoute parler l’temps, on ferme sa gueule…

Elle disait aussi que c’est par le ventre qu’on attrape un Homme.

J’ajoute la majuscule au complément d’objet

avant de m’objecter, à titre d’acquiescement.

J’chus pas une attrapeuse. J’préfère tout déchaîner. Les choses, les gens, le verbe.

Comme ma grand-mère, j’me réapproprie les mots et les articles, contemplant l’infini aussi grand que j’le pense.

Ma grand-mère s’appelait Ido Villa. J’aurais pu l’appeler Bérénice, lui donner du charme en vous parlant de la valeur de l’avaleur. J’irai plutôt dans le ventre du détail.

Car ces noms entrelacés me reviennent, engloutie dans mes pensées, assise au Café de Da.

***

J’coupe les deux premiers paragraphes de c’texte. J’teste la technique qu’il m’a montrée.

Je n’sais pas s’il se souvient de moi comme moi de lui, mais il se souvient et c’est c’que j’ai retenu.

« Il faut redonner sa dignité au lecteur ! Le lecteur est plus subversif que l’écrivain ! On ne peut développer la littérature sans grand lecteur. »

Après avoir entendu ces mots, j’ai porté attention à la lecture que j’ai faite, que je fais, que je ferai des choses avant de les écrire.

J’entends, j’absorbe.

Mais j’chus pas qu’une consommatrice, ç’a l’air

Les mains sur tes hanches, revenu

Le silence de l’avalé des avalanches.

Moi aussi, j’relis d’abord L’hiver de force à tout ce que j’ai… été,

passé, composé.

J’redonne la parole. Et pour ce faire, on n’peut prendre que son temps.

Entre les qu’en-dira-t-on et les quand dira-t-elle, j’laisse couler l’encre sous les ponts.

Only time will tell.

Le temps… Lendemain du 18 mai.

Certains se commémorent ce jour de 1804 où Bonaparte devient empereur.

Ce héros, héraut de nos involutions qui, deux ans auparavant, répondant aux sucrières, venait de rétablir l’esclavage que les alliances avaient pourtant aboli.

18 mai. D’autres célèbrent ce jour de 1803 où, de ces alliances, leurs aïeuls ne gardèrent que l’idée de la révolution, raccordant Noirs et mulâtres, le rouge et le bleu, pour se donner un drapeau qui porte d’abord une devise – La liberté ou la mort ! – avant de défaire les vaisseaux de Napoléon et de porter les anciens affranchis et « libres de couleur » devenus peuple haïtien vers leur indépendance.

1804… Me voici encore aujourd’hui contre cette idée d’un monde qui s’empire, veut engouffrer tous ceux qui ont appris à lire, ont pris conscienc de leurs droits, de leur pouvoir d’organisation… rappelant cette révolution de l’indépendance, inspirée de son nom aborigène, Ayiti, cette « montagne dans la mer » qui honore les Premières Nations englouties et veut offrir une patrie aux descendants du Nouveau Monde.

Patriotes, où en sommes-nous ?

Seul le temps nous dira…

En ce qui me concerne, vais-je m’arrêter ici ? Sommes-nous tout ce que nous omettons de dire ?

De ma Mémoire d’encrier, je choisis de présenter mon texte du mois sous cette lecture personnelle : je m’en remets au vivant plutôt qu’au deuil, à ce mois de mai 2015 où cette Ayiti, bercée par le Québec, est reçue et nous raconte pour la première fois à l’Académie française, deuxième fauteuil.

« Tu préfères les histoires familiales aux histoires nationales ! m’avait-il dit.

Un point de vue que je partage. »

Le passant à mes étudiants, je m’absorbe encore en ce « gutsy » et retentissant discours forteresse de M. Laferrière.

Puis en celui d’Amin Maalouf qui l’accueille, soulignant au passage les rendez-vous manqués de nos histoires et de nos libertés communes qui voudraient tant tourner la page.

Mais nous ne sommes ni dévoreurs ni en proie à l’oubli ! N’est-ce pas ? Pourquoi courir ? Nous nous devons de prendre le temps.

De nous déchiffrer entre nos silences qui se tissent, entre nos interstices.

Nous devons réapprendre à nous lire.

Demain, porterons-nous nos grands sabots d’ormeaux ? Porterons-nous fourrures ?

Porterons-nous couronne ou ornerons-nous carrure ?

« Si le lecteur ne perd pas cette facilité de toujours juger – qui est le contraire de la lecture ! – et s’il ne laisse pas tomber ce jugement rapide… La lecture n’est pas faite pour être dévorée ! Un texte n’est pas supposé être facile ! Ce n’est pas à l’écrivain mais au lecteur de reprendre sa dignité. Et l’écrivain est d’abord lecteur. On ne peut développer la littérature sans grands lecteurs. » — Dany Laferrière

Je rentre de classe, comme on rentre de son enfance, comme on rentre de guerre.

J’me relis en cette jeunesse à laquelle j’enseigne les mots et qui m’apprend tellement sur moi. En elle, j’entends l’écho de cette question qui me revient : 

« Cette grenade dans ta main, c’est une arme ou un fruit ? Est-ce que les armes portent fruit ? »

Pourvu que je sois là devant toi, jeune écrivain, afin que toutes les grenades que tu lanceras nourrissent la terre et germent à leur tour. Pourvu qu’en cet instant, je te retourne.

Comme voulait dire ma Granni, n’aie pas peur d’avoir les yeux plus gros que la vente, plus grands que quiconque ne le pense. Pas pour mieux dévorer, mon p’tit loup. Mais pour mieux te dévouer, mon enfant. Pour mieux te nourrir. Et dépenser ta tirelire.

J’raccorde ici un résumé de tous mes paragraphes coupés, de tout c’que j’ai écrit ici, jusqu’ici, pour vanner mille images de ce « mil-mots » :

En ce lendemain du 18 mai, je lis sur mon drapeau qu’on a troqué la liberté pour l’union et la mort pour la force. Que peuvent tomber tous les troncs, les arbres repousseront car leurs racines sont profondes et multiples. Que la terre a les tripes plus grandes qu’on ne le pense et nous redonne bien plus qu’on ne lui comble la panse.

Que je ne serai jamais ni appât, ni dévoreuse, ni dévorée. Je me lègue.

Même en mon nom, je rédigerai toujours comme un jeune nègre.

Je lis que j’vous écris aujourd’hui comme si j’nous lierai toujours, comme si c’était ma résolution du retour.

Alors, lecteur, c’est à toi…

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