Témoignage

Je ne fais pas une vraie dépression et je suis un fraudeur

Depuis le mois d’août, je mène un combat qui attend dans le détour tous les petits dépressifs ordinaires : celui où, au fin fond d’une vallée obscure creusée en nous-mêmes, il nous faut affronter la mère de toutes les dépressions.

C’est un orage qui se préparait depuis longtemps et il faut remonter parfois très loin pour en comprendre la formation, mais quelques semaines après la rentrée, cet automne les jambes m’ont lâché. Et j’ai visité l’enfer. 

Ceux et celles qui sont passés par là connaissent la routine. J’ai oublié comment dormir et pratiquement arrêté de manger, j’ai perdu presque 50 livres en six semaines, j’ai été submergé plusieurs fois par jour par des crises de panique débilitantes et dévoré en permanence par l’anxiété. J’ai appris à me composer un visage le temps d’aller porter les enfants à l’école et à réserver mes sanglots, jusqu’au retour, pour le plancher du vestibule. 

Depuis la chute, je boite et je retombe souvent. Je vis avec l’impression d’avoir le cerveau foulé. Mon docteur m’a mis en arrêt de travail et sur les antidépresseurs et, de là, j’ai pu commencer à lentement me relever. Depuis la chute, cependant, je boite et je retombe souvent. Je suis incapable de me concentrer très longtemps pour lire ou regarder un film au complet, j’ai beaucoup de mal à prendre des décisions et je suis souvent désorienté :  je me perds en ville même en suivant Google Maps. Si j’arrive parfois à écrire, c’est toujours au compte-gouttes. Le moral va et vient. Les crises de panique s’espacent mais elles réapparaissent toujours, souvent plus terrifiantes du fait de s’être fait oublier pour un petit boutte.

Stigmates

La seule chose qui me calme, à part de courir dehors comme un perdu et de plier des brassées de lavage en m’explosant les tympans avec les War on Drugs, ce sont les gens. J’ai découvert, au fil de ma maladie, l’immense humanité des gens qui m’entourent. Des connaissances sont devenues de grands amis, des gens dont je ne connaissais que le professionnalisme m’ont révélé leur visage compassionné et j’ai appris que les enfants pouvaient nous donner autant d’affection qu’ils en prennent.

J’ai découvert aussi, malheureusement, comment les stigmates reliés à la maladie mentale persistaient, en dépit des campagnes de sensibilisation, au sein des institutions et chez certains individus.

Depuis plusieurs mois, je me bats, avec l’assistance mollassonne de mon service de ressources humaines, contre ma compagnie d’assurances (Desjardins Assurances générales, pour ne pas la nommer) qui refuse de me verser des prestations d’invalidité du régime auquel je cotise depuis mon entrée en fonction à l’UQAM en 2009. À la suite d’une dénonciation émanée de mon lieu de travail, mon assureur a appris que certaines activités que j’organise et anime continuaient à rouler durant mon congé (mes étudiants sont très autonomes) et que je continuais à superviser certains de loin en loin (les étudiants que je supervise deviennent toujours, à un quelconque degré, des amis ; c’est difficile de leur raccrocher au nez). 

Partant de là, ils ont ouvert une enquête en bonne et due forme et appris ainsi que j’étais allé lire des poèmes à la radio et niaiser 10 minutes à la télé, parlé à des étudiants de cégep et que j’avais publié un texte dans La Presse pour l’Halloween. Ils ont aussi utilisé ce nouveau truc qui consiste à éplucher les pages Facebook et Instagram de l’assuré afin de démontrer, preuves à l’appui, en cas de poursuite, qu’il n’est pas dépressif : « Regardez, sur cette photo-là, il sourit ; sur celle-là, il s’occupe de ses enfants et semble tout joyeux, sur cette autre-là, il fait du jogging par - 35 °C… Est-ce bien là le comportement d’un dépressif, votre honneur ? »

Des mois gaspillés

Les gestes qui me sont reprochés, d’une incroyable stupidité, participent de ce que ma psy a appelé un « besoin quasi pathologique de validation ». Pour ouvrir une parenthèse d’auto-analyse et la refermer aussitôt, disons que j’ai beaucoup de mal, dans la vie, à m’aimer moi-même, tout seul, et que sans des gens pour me dire que je suis beau pis fin, je dépéris. On ne peut s’attendre à ce que quelqu’un comme moi guérisse de quoi que ce soit en restant tout seul chez lui en bobettes avec les doigts enfoncés dans les narines, comme on ne peut s’attendre à ce que quelqu’un dont la maladie consiste à un débalancement chimique du cerveau prenne constamment des décisions éclairées. 

Comme toutes mes activités se sont produites sur une courte période de « fausse rémission », en octobre, durant laquelle je me suis fait accroire que j’étais tiré d’affaire, je plaide pour qu’on me donne un bon coup de règle sur les doigts et qu’on passe à autre chose, mais rien n’y fait : ma compagnie d’assurances préfère la peine de mort… à petit feu.

Comme beaucoup d’autres personnes, j’ai gaspillé des mois où j’étais supposé me remettre sur pied à mener un combat que je n’avais pas vraiment la force de mener.

À un moment où il est difficile pour moi d’ouvrir une lettre ou de répondre au téléphone, j’ai dû harceler ma compagnie d’assurances en vain afin d’obtenir des précisions, en attendant souvent un retour d’appel pendant une semaine entière et me débattre dans la paperasse. J’ai tenté d’épuiser mes recours afin de ne pas me rendre jusqu’à la poursuite. Étant sans salaire depuis plusieurs mois, j’ai du mal à acheter une pinte de lait, je vois mal comment je me paierais un avocat. 

La personne la plus humaine à qui j’ai parlé durant ces démarches a échappé au téléphone une chose très révélatrice. Alors que je lui demandais si elle me prenait pour un menteur et un fraudeur, elle a répondu : « Monsieur Archibald, je ne nie pas la réalité médicale de votre maladie, je le vois bien que vous souffrez. Seulement, je me dois de prendre une décision d’assureur. » C’est, je pense, la façon la plus empathique qu’on peut utiliser pour dire à quelqu’un que s’il coûte moins cher en sautant en bas du pont qu’en recevant des prestations, on va le laisser se crisser en bas du pont.

Payer le gros prix

Comme beaucoup d’autres personnes, je suis en train de payer le gros prix pour un épisode de maladie mentale. Je suis maintenant au bord de la faillite. Je vais être obligé probablement de vendre la petite maison de Rosemont que j’habite avec ma femme et mes trois enfants, et dont l’achat a été la plus grande fierté de ma vie de travailleur et de parent. Tous les progrès que j’ai pu faire cet automne ont été anéantis. Je suis revenu à un mode d’insomnie et de crises de panique continuelles, comme au début de ma maladie et en dépit de la médication. Je vis depuis des mois avec le sentiment déplaisant de n’être plus l’homme que j’ai déjà été. Je dois maintenant composer avec la honte qui me secoue les boyaux comme une envie de vomir permanente.

Ma famille fonce dans un mur et je sais que c’est de ma faute.

Je me permets un parallèle, pour reprendre une question à laquelle on a beaucoup réfléchi, collectivement, récemment : un peu comme le système de justice persiste à juger les agressions de nature sexuelle avec les mêmes critères et procédures que les autres crimes en dépit du caractère visiblement inique de ces méthodes (où l’accusé peut rester confortablement assis dans son box pendant qu’on crucifie les victimes devant le tribunal), le monde du travail continue souvent à jauger la maladie mentale à travers un filtre qui ne lui convient pas : celui des maladies physiques. Je disais tout à l’heure que j’avais le cerveau foulé, c’était la meilleure métaphore que j’aie pu trouver et elle dénote bien notre façon de voir à tous.

En réalité, si mon cerveau était foulé comme une cheville, il serait plus facile de mettre une date sur mon retour au travail et de mesurer adéquatement mon degré d’invalidité.

Mon processus de guérison progresserait graduellement et ne serait pas affecté par le fait que le reste de ma vie soit en train de s’écrouler. Il n’y aurait ni rechutes ni faux espoirs. Mais ce n’est pas comme ça que la dépression en particulier fonctionne. Elle ne m’empêche pas de parler. Elle ne m’empêche pas d’avoir de bonnes journées. Elle ne m’empêche pas de désirer réellement m’en sortir et d’avoir parfois envie de revivre et de voir du monde. Sauf qu’à chaque fois, elle trouve le moyen de revenir à la charge et de me tuer.

La victime idéale

Un peu comme le système de justice semble conçu pour protéger une victime idéale, vierge, violée par un inconnu à son corps défendant et sans que la moindre incartade ait jamais ponctuée son historique sexuel, le monde de l’assurance est conçu pour dédommager un dépressif idéal, qui passerait cinq mois sous les couvertures à brailler et se réveillerait un matin, tout sourire, en criant : « Bon, c’est réglé, moi je retourne à l’ouvrage. » Je fais de l’humour, mais la réalité est encore pire. Le dépressif rêvé par les compagnies d’assurances est celui qui serait juste incapable d’effectuer une réclamation, y compris parce qu’il serait mort.

Aux victimes réelles, on reproche finalement toujours la même chose : d’avoir voulu survivre.

En jugeant les maladies mentales à l’aune du critère simpliste de type : « Si t’es capable d’éplucher une patate, t’es capable d’opérer un restaurant », les assureurs comme Desjardins contribuent chaque année à la détresse et à la détérioration de vie de beaucoup de personnes. Je ne sais pas combien nous sommes, mais j’aimerais beaucoup le savoir. Le temps est peut-être venu pour nous de parler et de partager publiquement nos histoires d’horreur. Je sais que j’ai envie de faire quelque chose et je me suis dit que ça commençait par écrire ces quelques lignes. Chemin faisant, je me suis mis vraiment en colère, mais ne vous inquiétez pas pour moi : être en maudit m’aide à passer au travers.

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