Loto-Méno : il n’y a pas de complot

Sur les milliers de Québécoises qui ont été ravies d’apprendre qu’une immense vedette comme Véronique Cloutier consacrait un documentaire à la ménopause, aucune ne l’a probablement été autant que la Dre Sophie Desindes.

« J’étais vraiment contente de voir qu’on en parlait », confie cette médecin spécialisée en gynécologie et en obstétrique au Centre hospitalier de l’Université de Sherbrooke. « On parle peu de la santé des femmes en ménopause. »

Comme si c’était tabou. Honteux, de parler d’un corps de femme qui vieillit. Trente ans après le fameux J’ai show ! de Clémence DesRochers, ça ne devrait pourtant pas être courageux de jaser bouffées de chaleur et sécheresse vaginale. Ça devrait être juste… normal.

Et pourtant, ça l’est, courageux. C’est ce qui fait la force de Loto-Méno, documentaire en trois épisodes de Véro, qui se confie vraiment (mais vraiment) en toute franchise. L’animatrice voulait d’abord et avant tout « mettre ça sur la place publique », m’explique-t-elle. Dire aux Québécoises qu’elles n’étaient pas seules ni folles. Son message est passé. Mieux, il a résonné. Des milliers de femmes se sont reconnues dans le témoignage de Véro ; le diagnostic était parfait.

Le problème, c’est le remède.

« Au fur et à mesure des épisodes, mon sourire a diminué », admet la Dre Desindes, l’une des spécialistes de la ménopause les plus réputées au Canada.

Ce qui l’a fait tiquer – elle, et trois autres experts consultés pour cette chronique –, c’est la solution unique proposée pour soulager les symptômes de la ménopause : les hormones bio-identiques.

La Dre Desindes et ses collègues ne sont pas contre ces hormones. Au contraire, ils en prescrivent eux-mêmes, parmi d’autres types de traitements. Et vous ne trouverez aucun médecin opposé à l’élargissement de la couverture universelle à ces médicaments, comme l’exige la pétition lancée dans la foulée du documentaire.

Personne n’est contre la vertu.

Mais les experts s’inquiètent de la façon dont ces hormones sont présentées dans Loto-Méno : une sorte de remède miracle, supérieur à tout le reste, dont l’accès est freiné non seulement par des politiques scandaleusement sexistes, mais aussi par l’industrie pharmaceutique… et les experts à sa solde.

La réalité est pas mal moins sexy. Pas mal plus nuancée, m’ont expliqué les quatre spécialistes, tous bardés de diplômes.

Bien sûr, si vous avez écouté Loto-Méno, vous avez entendu que « les experts actuellement en hormonothérapie n’en sont pas » et que c’est bien là tout le problème.

Permettez-moi d’exercer un sain scepticisme. Permettez-moi de vous raconter la version de ces experts, justement, au sujet des hormones bio-identiques.

Divulgâcheur : il n’y a pas de complot.

La science et le marketing

L’histoire commence en 2002, avec la publication des essais cliniques de l’étude WHI, pour Women’s Health Initiative. Cette mégaétude de 625 millions $ US, financée par l’industrie pharmaceutique, devait en principe montrer les bienfaits préventifs de l’hormonothérapie.

Mais les essais cliniques ont montré le contraire : la prise d’hormones… augmentait les risques de cancer du sein et de maladie cardiovasculaire ! Ces résultats, largement médiatisés, ont provoqué l’effondrement du marché de l’hormonothérapie.

« En 2002, on a créé une hystérie planétaire qui a fait reculer les femmes de 50 ans », regrette la Dre Sylvie Demers, médecin de famille qui a fondé sa propre clinique de traitement de la ménopause à Gatineau et qui milite depuis 15 ans pour l’hormonothérapie bio-identique.

C’est elle, le noyau dur autour duquel gravite tout l’argumentaire de Loto-Méno.

Depuis 2002, d’autres études, plus modestes, ont nuancé l’étude WHI. Mais aucune société pharmaceutique n’a voulu financer une étude de la même ampleur, raconte la gynécologue Sylvie Dodin, spécialisée en endocrinologie de la reproduction au Centre de recherche du CHU de Québec. Résultat, « on n’a pas eu de réponses définitives ».

Pendant que les spécialistes tergiversaient, les femmes, elles, continuaient de souffrir. C’est à ce moment qu’un nouveau marché est venu remplir le cratère laissé par la bombe WHI. Un marché qui fait la promotion d’hormones soi-disant plus naturelles, plus efficaces et moins nocives.

Le marché des hormones bio-identiques.

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Pourquoi bio-identiques ? Parce qu’il s’agit de progestérone et d’estradiol 17bêta, une molécule fabriquée à partir de fève de soya, mais transformée en laboratoire pour être « identique » à l’œstrogène produit par les ovaires d’une femme.

Cela dit, le terme « bio-identique » ne signifie rien sur le plan scientifique. Ce n’est pas un terme médical.

C’est, purement et simplement, un terme de marketing.

« Les partisans de l’usage de ces préparations ont inventé l’expression “bio-identique” pour en faire la promotion », lit-on dans le Journal d’obstétrique et gynécologie du Canada.

«  Ils ont ainsi réussi un coup de maître sur le plan du marketing, car l’expression semblait à la fois scientifique et naturelle. Et pourtant, ce n’était ni l’un ni l’autre. »

— Extrait du Journal d’obstétrique et gynécologie du Canada

En réalité, l’estradiol 17bêta n’est pas moins synthétique que les hormones classiques, à base d’œstrogènes prélevés dans l’urine de jument enceinte. Les deux molécules sont fabriquées en laboratoire. Quand elles en sortent, elles n’ont plus grand-chose à voir avec le soya ou avec le pipi de cheval…

Mais pour la Dre Demers, seules les hormones classiques ont été « trafiquées ». Selon elle, les hormones bio-identiques seraient, au contraire, « le fruit de centaines de milliers d’années d’évolution ».

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La Dre Demers affirme qu’il existe une multitude d’études qui démontrent hors de tout doute la supériorité de l’hormonothérapie bio-identique par rapport au traitement classique, remboursé par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ).

Aucune société savante n’a conclu cela. Ni au Canada, ni aux États-Unis, ni en Europe. Nulle part.

« Si les résultats étaient aussi clairs et concluants, je ne pense pas que nos sociétés médicales – que ce soit la North American Menopause Society, l’International Menopause Society, la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC) et j’en passe – nous cacheraient les données », note le DRadomir Jarcevic, gynécologue spécialisé en hormonothérapie à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

C’est précisément ce que pense la Dre Demers : on nous cache des choses. Selon elle, « on ne vit pas dans une démocratie, mais dans une lobbycratie ». Une industrie s’est bâtie autour de la ménopause. Beaucoup font de l’argent sur le dos des femmes et n’ont pas intérêt à ce que ça change.

« Il faut toujours se poser la question suivante : “C’est qui, les experts ?” », dit la Dre Demers. « La grande majorité de ceux qui font les lignes directrices » sont en conflit d’intérêts, affirme-t-elle. Ou alors, c’est qu’ils « ne savent pas lire les articles scientifiques ».

Au fait… c’est qui, les experts ?

La Dre Sophie Desindes en est une ; elle a participé à la rédaction des lignes directrices de la SOGC. Elle prescrit de tout à ses patientes, selon leurs symptômes et leurs réactions. « Soit je suis impartiale, soit je suis payée par toutes les sociétés pharmaceutiques ! »

Le problème de la Dre Demers, c’est qu’« elle va prendre certaines données et en oublier d’autres », dit la Dre Desindes avec exaspération. « Elle dit des choses qui ne sont absolument pas basées sur la littérature », affirme la gynécologue Sylvie Dodin, professeure à l’Université Laval et chercheuse au Centre de recherche du CHU de Québec.

« On peut manipuler les chiffres, en médecine comme en politique. »

— Le DRadomir Jarcevic, gynécologue spécialisé en hormonothérapie à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Les spécialistes reconnaissent que l’estradiol 17bêta présente probablement moins de risque de thrombose, puisqu’il est administré sous forme de timbre et ne passe pas par le foie. Un risque relativement peu élevé, s’empressent-ils de préciser.

Les lignes directrices de la SOGC énumèrent d’ailleurs, en les nuançant, les avantages des hormones bio-identiques, souligne la Dre Desindes. « C’est juste qu’on n’est pas aussi catégorique que la Dre Demers. […] On ne dit pas : “C’est merveilleux pour tout.” »

C’est ça qui est dangereux, prévient-elle. « On a un aspect gourou, ici. Des patientes vont vouloir des médicaments qui ne leur conviennent peut-être pas. Il y a quand même des contre-indications à l’hormonothérapie. Même si c’est bio-identique, il peut y avoir des risques. »

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Puisque la Dre Demers accuse les médecins d’être en conflit d’intérêts, je lui ai demandé si ses propres activités étaient financées par les sociétés pharmaceutiques qui mettent en marché les hormones bio-identiques dont elle fait la promotion avec tant d’enthousiasme.

Plus maintenant, m’a-t-elle répondu. Il y a 10 ans, toutefois, Merck Canada, fabricant des hormones bio-identiques Prometrium et Estrogel, a financé nombre de ses conférences. « J’étais très bien payée. C’était un succès fou. Je me disais : “Si c’est ce que ça prend, que l’industrie me paye pour informer les médecins, je vais le prendre.” Parce que l’important, c’est l’intérêt supérieur des femmes. »

Aujourd’hui, la Dre Demers affirme être un « électron libre ». Une militante convaincue, « prête à aller en prison » pour la cause. « J’entends la souffrance des femmes. Je la porte en moi. C’est une cause qui me dépasse. Il y a une révolution en marche. »

La Dre Demers se bat pour que toutes les Québécoises aient accès gratuitement à l’hormonothérapie bio-identique, traitement qui coûte de 50 $ à 90 $ par mois. Cela dit, elle-même n’est pas affiliée à la RAMQ – pas plus que Lyne Désautels, autre médecin de famille présentée comme une spécialiste de la ménopause dans Loto-Méno.

Dans le privé, une consultation de 30 minutes peut coûter 300 $, souligne la Dre Desindes. « J’ai eu mal à mon système public » en regardant ce documentaire. L’impression de regarder, dit-elle, « une grosse pub » pour le privé.

« Dire que les spécialistes et les omnipraticiens sont des incapables, au point que les patientes doivent se tourner vers le privé, je trouve ça tellement réducteur », dit, exaspérée, Martine Bernard, gynécologue à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

La Dre Demers détient un doctorat en médecine expérimentale, mais a approfondi ses connaissances sur les hormones sexuelles « de manière autodidacte », lit-on sur son site web.

Elle n’a pas écrit d’articles scientifiques, mais un livre, Hormones au féminin – Repensez votre santé, publié aux Éditions de l’Homme.

Elle se dit « pionnière dans les dosages hormonaux », technique jugée inutile par les experts ; une pure perte de temps et d’argent pour les patientes…

À moins, bien sûr, que tous les experts soient dans le champ.

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« J’ai commencé à utiliser le terme bio-identique en 2005, à la suite de la lecture du livre de Christiane Northrup La sagesse de la ménopause », m’explique la Dre Demers.

L’ouvrage à succès de la gynécologue américaine, traduit en 16 langues, traite aussi des chakras, d’astrologie, d’anges, de feng shui et de tarot.

Ces derniers temps, la Dre Northrup fait surtout parler d’elle en raison de ses vidéos sur Facebook, où elle nie la réalité de la pandémie, milite contre les vaccins et fait la promotion des théories conspirationnistes de QAnon.

Je ne suis pas en train de dire que l’hormonothérapie bio-identique relève du charlatanisme. Pas du tout. C’est un traitement approuvé par Santé Canada, efficace pour diminuer les symptômes de la ménopause.

Seulement, je constate un point commun entre les complotistes et ceux qui ne jurent que par ce traitement. Cette idée que tout le monde nous ment. Les experts. Les médias. Le gouvernement. « Big Pharma. »

Cette idée qu’il y a nécessairement un complot.

Misogyne, la RAMQ ?

L’État québécois est-il coupable de « misogynie hormonale » ?

C’est ce que laisse entendre Loto-Méno, qui expose cette grande injustice : la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) rembourse les hormones bio-identiques aux hommes, mais… pas aux femmes.

« Nous, les femmes, parce qu’il y a un mépris de nos hormones, on va donner juste ce qui coûte moins cher », s’indigne la Dre Sylvie Demers dans le documentaire.

Véronique Cloutier est indignée, elle aussi. Elle appuie la pétition de la Dre Demers exigeant le remboursement des hormones bio-identiques comme Estradot, Prometrium et Estrogel. Plus de 120 000 signatures ont déjà été récoltées.

« L’objectif, c’est que les femmes aient le choix, dit l’animatrice. On peut débattre avec les médecins qui ont différentes opinions, qui privilégient différentes façons de faire. Absolument. Tout est recevable. Mais l’idée, c’est que les femmes connaissent leurs options, et qu’ensuite, elles puissent prendre une décision éclairée et se faire aider adéquatement. »

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Pour qu’un médicament soit remboursé par la RAMQ, le fabricant doit faire une soumission à l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS), qui évalue les données scientifiques, puis fait une recommandation au ministre de la Santé et des Services sociaux.

Dans le cas de Prometrium et d’Estrogel, le fabricant (Merck Canada) a fait une soumission en 1999, puis en 2005. Dans le cas d’Estradot, le fabricant (Novartis Pharma) a fait une soumission en 2003.

Chaque fois, les experts de l’INESSS ont conclu que ces produits devaient être inscrits à la liste des médicaments d’exception – mais pas à celle des médicaments universellement remboursables, puisque les hormones classiques faisaient le même boulot à une fraction du prix.

C’est une décision basée sur la science et sur la saine gestion des fonds publics : à qualité égale, il n’y a pas de raison de faire payer le contribuable plus cher. C’est tout.

« Jamais l’INESSS ne ferait une recommandation du genre : écoutez, les femmes, ce n’est pas grave, qu’elles prennent de la cochonnerie ! », s’exclame Sylvie Bouchard, directrice de l’évaluation des médicaments et des technologies à des fins de remboursements de l’INESSS. « Il y a des délibérations, un comité scientifique, des éthiciens autour de la table… »

Ici encore, il n’y a pas de complot.

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Le ministre de la Santé, Christian Dubé, se dit « très touché » par le témoignage de Véronique Cloutier et par la « mobilisation de centaines de milliers de femmes » qui a suivi.

Mais le ministre n’a pas l’intention d’intervenir auprès de l’INESSS pour autant.

« Nous encourageons fortement l’industrie pharmaceutique à prodiguer à [l’INESSS] des demandes formelles afin de faire reconnaître les bienfaits de leurs médicaments au Québec », m’écrit la porte-parole du ministre.

L’industrie en question ne semble pas trop proactive. Elle n’a pas fait de soumission depuis 2005. Les sociétés Novartis et Organon (nouvelle entité issue d’une scission chez Merck) m’écrivent qu’elles n’ont pas été jointes par l’INESSS, mais qu’elles étaient bien évidemment ouvertes à la discussion.

Les fabricants ont tout intérêt à faire inscrire leurs produits à la liste des médicaments remboursables par la RAMQ. Pour eux, cette liste, c’est la poule aux œufs d’or.

S’ils disposent bel et bien d’une montagne de données probantes pour démontrer la supériorité de leurs produits, pourquoi ne soumettent-ils pas un dossier béton à l’INESSS afin que toutes les Québécoises qui souffrent des symptômes de la ménopause puissent en profiter ?

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