Le retour des grandes distributions
Quinze interprètes qui partagent les planches ici. Trente là. Quarante (!) ailleurs. Décidément, les directions des théâtres ont sorti de leurs cartons des projets ambitieux pour la saison à venir. Simple coïncidence ou geste conscient ?
Chez Duceppe, la saison à venir est particulièrement copieuse, pourrait-on dire, avec pas moins de 88 comédiens et comédiennes qui défileront sur la scène principale. (Déjà, pour le seul spectacle-évènement Un. Deux. Trois, de Mani Soleymanlou, ils seront 40 à partager la scène.)
Or, ce n’est pas un hasard, dit David Laurin codirecteur artistique. « Nous soulignons notre 50e anniversaire cette année, et il y avait une volonté de retourner à l’ADN de la compagnie, qui est de proposer des projets avec de l’ampleur, mais tout en restant dans la création. On a voulu présenter des spectacles avec, chaque fois, une dizaine d’interprètes. »
« Au sortir de la pandémie, on veut aussi impressionner le public, tout en employant le plus d’artistes possible. Les deux dernières années ont été atrocement difficiles pour tout le monde. C’est notre façon de faire notre part pour l’écosystème. »
— David Laurin, codirecteur artistique chez Duceppe
Ainsi, c’est la pièce Mama, écrite par Nathalie Doummar, qui lancera la prochaine saison, avec sa distribution de 14 interprètes, dont 13 femmes.
« Cette pièce est inspirée par ma famille, et forcément, parler de ma famille impose un grand nombre de personnages », lance en riant la dramaturge d’origine égyptienne. « Ce huis clos rassemble quatre générations de femmes d’une même famille arabe qui veillent sur le patriarche agonisant. Pendant trois jours, ces femmes vont vivre des confrontations, mais sans jamais perdre leur humour et l’amour qu’elles ont les unes pour les autres. »
Lors de l’écriture de cette pièce – « la plus importante de [sa] vie » –, Nathalie Doummar a craint de ne pouvoir trouver au Québec les actrices idéales pour se glisser dans ces multiples rôles de femmes arabes écartelées entre leurs origines égyptiennes et leur communauté d’accueil. Les dirigeants de chez Duceppe lui ont alors offert d’accueillir en laboratoire des interprètes de Tunisie, du Liban ou encore d’Algérie.
C’est ainsi que l’imposante distribution a été composée autour de Nathalie Doummar elle-même, qui incarne (en alternance avec Sharon Ibgui) le rôle de Diane, « une femme divorcée qui a déjà vécu une relation amoureuse avec une autre femme et qui est sans cesse déchirée entre son besoin de plaire à sa famille et celui de s’en affranchir. »
Au Trident de Québec, la saison démarre aussi en trombe avec Cabaret (et ses 20 interprètes et musiciens) suivi d’Alice, où 14 comédiens se donneront la réplique. Anne-Marie Olivier, qui a conçu le programme 2022-2023 avant de tirer sa révérence comme directrice artistique, explique : « Au Trident, on aime lorsqu’il y a plein de monde sur scène ! C’est une fête qu’on peut se permettre. Dans les arts vivants, il y a de l’électricité qui passe entre les artistes, et plus il y a de gens impliqués, plus cette électricité est grande.
« Cabaret est un véritable party qu’on a gardé vivant pendant deux ans. On ne pouvait pas annuler un party, surtout lorsqu’il met en valeur toute la virtuosité nécessaire pour chanter et danser sur scène, pour clamer haut et fort le droit d’être nous-mêmes ! Pour Alice, on est dans le théâtre d’ingénierie. C’est différent, mais le nombre d’artistes permet de créer des tableaux et des images fortes.
« Il y a quelque chose de beau à voir tous ces gens sur scène, surtout après les deux années qu’on vient de passer, poursuit-elle. On a été tout seuls comme des rats dans notre trou ! On a réalisé que sans les autres, on est bien peu de chose et que c’est le lien social qui nous donne de l’énergie à nouveau. »
« Ça m’est rentré dedans de me faire dire que les arts vivants n’étaient pas essentiels. Moi, je dis : oui, on l’est ! Et ça me fait chaud au cœur de voir beaucoup d’acteurs revenir au travail. »
— Anne-Marie Olivier, ex-directrice artistique du Trident
Même son de cloche chez Brigitte Haentjens. La metteuse en scène présentera ce printemps à l’Usine C une pièce-fleuve intitulée Rome, adaptée des cinq pièces romaines de Shakespeare : Le viol de Lucrèce, Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre et Titus Andronicus. Au total, 30 comédiens et comédiennes participent à ce projet un peu fou.
« Il y a un grand sentiment de victoire pour nous de présenter ce spectacle, car il va à l’encontre de tout ce qu’on nous a prédit pendant la pandémie, dont cette nécessité de nous réinventer par le virtuel. Visiblement, le théâtre y a échappé !
« Réunir tous ces interprètes permet d’aller au fondement même de notre art, soit de s’adresser à la collectivité par la collectivité. L’expérience théâtrale est toujours exceptionnelle, car on y est ensemble. Or, la force du nombre ajoute à ce sentiment.
« Pour Rome, j’ai choisi de mélanger des collaborateurs de longue date et des plus jeunes avec qui je n’ai jamais travaillé. J’ai voulu m’entourer de gens de tous âges et de toutes origines, pour représenter la collectivité dans toute sa diversité. »
« C’est sans conteste l’un des projets les plus ambitieux de ma carrière, du moins pour sa durée, car on estime que la pièce s’étendra sur six heures environ. »
— Brigitte Haentjens, metteuse en scène
Brigitte Haentjens et Jean-Marc Dalpé, qui signe la traduction et l’adaptation des cinq œuvres shakespeariennes, travaillent sur ce projet depuis trois ans. « Je ne veux pas seulement créer une succession de pièces, mais plutôt proposer un spectacle avec une unité, un fil conducteur. Pour moi, c’est un défi particulier, car j’ai l’habitude de beaucoup répéter avant de présenter un spectacle. Ici, je ne peux pas le faire autant que d’habitude… »
La logistique des répétitions représente d’ailleurs un vrai casse-tête, dit-elle. « C’est certain qu’il y a de la pression sur les horaires, en raison des conditions de travail des comédiens au Québec… Ça demande beaucoup d’engagement de la part des interprètes. »
Mais même les plus engagés peuvent tomber au combat, surtout quand les vagues épidémiques se succèdent. Or, c’est mathématique : plus la distribution est grande, plus les risques que quelqu’un contracte la COVID-19 sont élevés… « Ces grandes distributions viennent avec une part de risque, admet David Laurin. On est conscients qu’une nouvelle vague peut nous frapper. »
C’est pour cette raison que le Trident a décidé d’embaucher des acteurs substituts pour les deux premières productions de la saison. « Ils participent aux répétitions, apprennent les chorégraphies, dit Anne-Marie Olivier. Peut-être qu’on fait tout ça en vain, mais peut-être aussi que ça nous permettra de sauver trois représentations. C’est notre solution. Ne rien faire serait prouver qu’on n’a rien appris de ce qui s’est passé. »
Mama du 7 septembre au 8 octobre, chez Duceppe
Cabaret du 13 septembre au 8 octobre, au Trident ;
Rome du 5 au 23 avril, à l’Usine C