LISTES D'ATTENTE EN CHIRURGIE

Les leçons de la Colombie- Britannique

En Colombie-Britannique, un ambitieux plan de relance des activités chirurgicales a été lancé en mai dernier et a permis à la province d’opérer à 100 % de ses capacités, voire plus, presque sans relâche depuis juin. Au Québec, les hôpitaux planchent actuellement sur un tel plan. Mais un enjeu vient systématiquement contrecarrer le projet : la pénurie criante d’infirmières. Comment régler cet enjeu qui perdure depuis des années ?

UN DOSSIER D’Ariane Lacoursière

Colombie-Britannique

Aucun effort ménagé pour éliminer l’attente

Lors de la première vague de COVID-19, le printemps dernier, la Colombie-Britannique, comme le Québec, a totalement suspendu les opérations non urgentes dans ses hôpitaux afin de faire face à la hausse attendue du nombre de patients infectés.

Entre le 15 mars et le 17 mai, seules les interventions urgentes, surtout les cas de cancers et les traumas, sont pratiquées. En tout, 32 000 opérations sont reportées, dont 17 000 déjà planifiées, qui n’attendaient que la date prévue pour être pratiquées. Le 28 mai, les listes d’attente de la Colombie-Britannique comptent 100 297 patients.

Rapidement, le gouvernement s’inquiète de la situation. On charge Michael Marchbank, ancien PDG d’une agence de santé de la province alors retraité, de prendre le dossier en main. L’objectif : réduire la liste d’attente le plus rapidement possible. Une enveloppe de 250 millions est consacrée au projet. Même si les opérations non urgentes n’ont été suspendues que pendant deux mois, on calcule qu’il faudra de 15 à 22 mois pour rattraper les retards accumulés.

Opérer sept jours sur sept

Pendant trois à quatre semaines, les hôpitaux de la province se familiarisent avec la demande du gouvernement et haussent tranquillement leur temps opératoire. Comment ?

« Nous avons engagé plus de personnel et plus de médecins », résume M. Marchbank en entrevue avec La Presse. Du recrutement a notamment été fait hors de la province pour des anesthésistes grâce à un programme qui existe depuis quelques années. Et plus de 400 infirmières, dont certaines travaillaient à temps partiel dans le réseau, ont été formées et recrutées pour venir prêter main-forte aux blocs opératoires. Les 1500 nouvelles diplômées de la province ont aussi été incitées à suivre une formation pour travailler au bloc opératoire.

« Partout, les efforts ont été mis pour limiter le battement entre les opérations », ajoute M. Marchbank. Un souci maniaque a été apporté pour que chaque salle d’opération ouvre à l’heure prévue le matin. « Nous avons voulu utiliser les salles le plus efficacement possible », dit-il.

Les heures d’ouverture des blocs opératoires ont aussi été allongées. En premier les soirs de semaine. Puis les week-ends.

« On a encouragé les gens qui le voulaient à travailler plus. Surtout les gens à temps partiel […]. On avait l’habitude d’avoir un ralentissement des activités durant l’été. On a demandé aux gens de ne pas prendre de vacances et ça a porté ses fruits. »

— Michael Marchbank

M. Marchbank dit s’être assis avec les syndicats. « Mais surtout, on a respecté la convention collective », dit-il.

Dès le 15 juin, les hôpitaux de la Colombie-Britannique avaient cessé le délestage et « étaient revenus à leurs volumes opératoires normaux », dit M. Marchbank. Et durant l’été, la province a été en mesure d’opérer au-delà de 100 % de sa capacité. Entre mai et août 2020, le temps opératoire a augmenté de 6 % globalement. Et 904 opérations de plus ont été réalisées par rapport à la même période l’année précédente.

Secrétaire-gestionnaire par intérim de la Hospital Employees Union de Colombie-Britannique, qui représente 50 000 travailleurs du réseau de la santé, Mike Old souligne que si certains ajustements ont dû être faits au plan de relance des interventions chirurgicales, son syndicat l’appuie pleinement. Il souligne que 173 employés de stérilisation ont été ajoutés dans les blocs opératoires avec le plan, « une bonne chose ». « Il y a encore beaucoup de pression sur les laboratoires et on travaille à augmenter les effectifs », dit-il.

Des données fiables

Selon M. Marchbank, l’un des éléments qui ont permis à sa province d’agir efficacement pour limiter le délestage a été l’existence de données fiables.

La firme Logibec a été mandatée pour dresser une liste précise des cas en attente. « On a les mêmes données pour tous les hôpitaux de la province », affirme M. Marchbank. Il était alors possible de comparer « des pommes avec des pommes » et d’opérer les cas les plus urgents rapidement.

La liste d’attente a aussi été « nettoyée ». Tous les patients ont été appelés. « Certains ne voulaient plus être opérés. Il y avait des doublons… Sur les 90 000 cas, 8000 ont pu être retirés juste avec le nettoyage des données », dit-il.

Des cliniques privées ont aussi été utilisées, mais peu. « Ça n’a pas joué un grand rôle dans le rattrapage », assure M. Marchbank.

Une liste qui baisse

Pendant ce temps au Québec, il a été impossible d’opérer au-delà de 100 % de nos capacités dans plusieurs hôpitaux durant l’été. Notamment par manque de personnel. Avant la pandémie, 115 000 patients québécois se trouvaient sur les listes d’attente. Aujourd’hui, ils sont 145 000.

M. Marchbank affirme toutefois qu’il est difficile d’établir une comparaison entre la Colombie-Britannique et le Québec. Notamment parce que la COVID-19 a frappé plus fort ici. M. Marchbank invite donc à la prudence dans les comparaisons.

« Je ne veux pas dire que ce qu’on fait est parfait. L’environnement, dont le fait que la COVID-19 a frappé moins fort ici [en Colombie-Britannique], a facilité notre travail. »

— Michael Marchbank

En Colombie-Britannique, moins d’infirmières ont dû être délestées. La semaine de relâche est arrivée plus tard. « Votre expérience au Québec nous a aidés à définir la nôtre », dit-il.

Durant la deuxième vague de COVID-19, la Colombie-Britannique a aussi été en mesure de limiter au maximum le report d’opérations non urgentes. « Il n’y a pas eu beaucoup d’annulations. C’était très ciblé. Juste dans les endroits où il y avait des éclosions », affirme M. Marchbank. Si bien que, début janvier, la province avait « réalisé 90 % des 17 000 interventions qui avaient été planifiées, puis annulées durant la première vague », explique M. Marchbank.

Aujourd’hui, la liste d’attente de la Colombie-Britannique a diminué de 12 % depuis son sommet de mai et atteint à 85 000 cas. « Ce n’est pas énorme. Mais c’est ce qu’on recherchait, une baisse », note M. Marchbank.

Au Québec, « on manque de bras »

Alors que le nombre de démissions chez les infirmières explose depuis le début de la pandémie, des experts appellent à revaloriser la profession

Le nombre de personnes en attente d’une opération au Québec ne cesse d’augmenter. Alors qu’elles étaient 92 000 à attendre en septembre, elles sont aujourd’hui 145 000. Pour beaucoup, la clé du plan de relance chirurgicale est d’avoir plus de personnel, surtout infirmier. Mais alors que les problèmes de rétention d’infirmières durent depuis des années, comment renverser la vapeur ?

« On a beau vouloir allonger les heures de bloc le soir et la fin de semaine, on ne pourra pas le faire si on n’a personne pour opérer. Il n’y a aucune piste de solution si on n’a pas de personnel. Et à ce jour, à part l’ajout de 10 000 préposés aux bénéficiaires, surtout en CHSLD, rien n’a été fait », critique le DÉric Schlader, chirurgien orthopédique à l’hôpital de Saint-Eustache.

Président de l’Association québécoise de chirurgie, le DSerge Legault travaille à l’élaboration du plan de relance des services de chirurgie. Mais il en convient volontiers : « On parle d’un plan de relance, mais il faudrait plutôt parler d’un plan de réduction du délestage », dit-il.

Actuellement, tous les hôpitaux de la province travaillent à augmenter leur capacité opératoire. En région, comme au Saguenay–Lac-Saint-Jean et en Abitibi-Témiscamingue, les blocs fonctionnent à 100 % ou presque. À Montréal, les hôpitaux fonctionnent toujours à environ 40 %, 45 % de leurs capacités seulement. Et il est difficile de faire plus. « On manque de bras », résume le DLegault.

Ce dernier, comme d’autres collègues, constate que le personnel, notamment infirmier, est épuisé et que beaucoup quittent le navire. La Presse a révélé la semaine dernière que chez les infirmières, le nombre de démissions avait augmenté de 43 % depuis le début de la pandémie. Le Québec compte près de 62 000 infirmières actives dans le réseau de la santé.

Plusieurs pistes de solution sont actuellement analysées pour tenter d’augmenter le temps opératoire et rattraper les retards, explique le DLegault. On évalue si d’autres professionnels que des infirmières pourraient être instrumentistes. On envisage de confier à des médecins le rôle d’infirmières au bloc opératoire. Des ententes ont déjà été conclues avec 23 cliniques médicales privées. Le DLegault dit avoir étudié le plan de relance de la Colombie-Britannique (voir autre texte). Il craint que, considérant la situation du personnel au Québec, le modèle ne soit pas entièrement reproductible.

Éliminer la bureaucratie et valoriser la profession

Nicole Ricard, professeure à la faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, explique que le problème de rétention des infirmières dure depuis longtemps, et s’est accentué avec la pandémie. « Le problème est devenu dramatique », dit-elle.

Qu’est-ce qui amène les infirmières à quitter le réseau ? Plusieurs choses. Mais « les infirmières sont écœurées de se faire traiter comme des pions, dit Mme Ricard. Elles ne sont pas interchangeables. On ne reconnaît pas leur expertise ».

Mme Ricard explique que la gestion des horaires est maintenant centralisée dans établissements de santé et entre les mains des directions de ressources humaines. « Ceux qui gèrent les horaires sont loin du terrain. Comment arriver à une gestion humaine dans ces conditions ? », demande-t-elle. Pour Mme Ricard, les pratiques de dotation de personnel devraient être « redonnées aux chefs d’unité » dans chaque établissement.

Professeur à l’École de sciences infirmières de l’Université de Victoria, Damien Contandriopoulos estime que pour tenter d’aller chercher de la « capacité excédentaire » dans le but de rattraper les retards en chirurgie, le réseau de la santé québécois pourrait élargir un peu les champs de pratique des préposés aux bénéficiaires et des infirmières auxiliaires. Mais il faudrait surtout diminuer les embûches bureaucratiques. « Les infirmières font encore beaucoup d’entrées de données. Ne pourrait-on pas avoir d’autres gens pour faire ça ? », demande-t-il.

Il évoque aussi les conditions de travail. M. Contandriopoulos souligne qu’en 2007, la Fédération des médecins spécialistes du Québec a obtenu d’importantes hausses de rémunération, notamment « en disant que les médecins partiraient ailleurs si on ne les payait pas plus ». « Cet exode n’a jamais existé. Mais on a trouvé des milliards pour eux. »

« Les infirmières, ça fait des années que le réseau ne parvient pas à les retenir. Mais ça, ça n’a jamais été une raison pour mettre de l’argent sur la table. »

— Damien Contandriopoulos, professeur à l’École de sciences infirmières de l’Université de Victoria

Professeure agrégée à l’École des sciences infirmières Ingram de McGill, Mélanie Lavoie-Tremblay estime qu’il est « urgent de revoir les conditions de travail des infirmières ». Une étude qu’elle a publiée en janvier montre que 50 % des infirmières québécoises manifestent actuellement le désir de quitter le réseau, contre 20 % en temps normal. Mme Lavoie-Tremblay croit qu’il faut revaloriser la profession, notamment en ayant des infirmières dans des postes de décision.

Et les syndicats ?

Des pistes de solution existent pour améliorer la rétention et l’attraction des infirmières, soulignent les professeurs. Des hôpitaux anglophones de Montréal ont par exemple adopté un horaire à temps plein de trois jours, à raison de 12 heures par jour, et certains n’ont jamais ou presque jamais recours à du personnel d’agence ou aux heures supplémentaires obligatoires, constate Mme Lavoie-Tremblay. « Tout n’est pas rose non plus. Mais chez les hôpitaux anglophones, c’est une autre culture. La vie syndicale est moins active », analyse Odette Plante-Marot, qui a été directrice des soins infirmiers pendant 20 ans.

Pour Mme Plante-Marot, qui a aussi travaillé au ministère de la Santé et des Services sociaux, la question de la rétention de la main-d’œuvre infirmière est « complexe » et attribuable « à plusieurs facteurs », notamment aux conditions de travail et à la pertinence des soins. Mais il est clair que l’une des difficultés, c’est que les infirmières « sont gérées par deux parties : leur établissement et leur syndicat ».

Pour Mme Plante-Marot, les règles des conventions collectives, qui se sont multipliées au fil des années, rendent la gestion des horaires particulièrement ardue. Impossible par exemple pour deux infirmières du même étage de se remplacer ou de s’échanger des quarts de travail pour se dépanner. Le tout doit passer par la liste de rappel qui fonctionne par ancienneté.

Présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Nancy Bédard se dit « totalement en désaccord avec cette façon de penser ». Selon elle, les syndicats ont accordé plus de flexibilité dans les dernières années, mais le tout s’est soldé par un « échec de gestion ».

« Rien de concret » pour les infirmières

Pour le DSchlader (voir son texte en écran 5 de notre section Débats), il est inconcevable qu’on n’en fasse pas davantage pour retenir les infirmières dans le réseau québécois. D’autant que, sans elles, il sera selon lui impossible de réduire l’attente en chirurgie. « Il n’y a rien de concret pour attirer et retenir le personnel, dit-il. Ça n’a aucun sens, ce qu’on leur fait subir. » Le Dr Schlader ne comprend pas que les infirmières soient en négociations depuis un an. « À part des décrets pour limiter leurs vacances, que leur offre-t-on ? », demande-t-il.

Avant Noël, la FIQ a conclu une entente de principe avec le gouvernement qui améliorera les conditions de travail des infirmières. Mais pour que ces mesures entrent en vigueur, une entente sur les aspects économiques doit être conclue. Or, rien n’a encore commencé de ce côté, note la présidente de la FIQ, Nancy Bédard.

« Tant que le nouveau contrat de travail n’est pas en vigueur, le gouvernement doit faire ce qu’il faut pour retenir les infirmières. »

— Nancy Bédard, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec

Celle-ci dit avoir demandé au ministère de la Santé et des Services sociaux que les hôpitaux indiquent dans leurs plans de relance chirurgicale « leur nombre de professionnelles en soins restantes et leur pourcentage [d’heures supplémentaires] ». « Il faut que le plan de relance fonctionne sans [heures supplémentaires obligatoires] et sans arrêté ministériel. Pour moi, c’est un incontournable », dit-elle.

Le personnel au centre de la solution

Au cabinet du ministre de la Santé, Christian Dubé, on dit avoir « hérité d’un réseau dans lequel la pénurie de main-d’œuvre était non seulement connue, mais surtout non adressée ». On indique que depuis le début de la pandémie, le gouvernement a embauché 7000 préposés aux bénéficiaires en CHSLD « afin de concentrer les tâches des infirmières au bon endroit, au bon moment ». Les élèves en soins infirmiers ont été invités à prêter main-forte. Les infirmières retraitées ont également été appelées à aider et le gouvernement leur a permis de reprendre leur permis de pratique sans frais ni assurance à contracter. Le cabinet du ministre Dubé dit être « en discussions constantes » avec la FIQ et affirme que les échanges sont « constructifs ».

Alors que les hôpitaux du Québec font dans l’ensemble 27 % moins d’opérations qu’en temps normal, le cabinet du ministre Dubé dit ne pas douter « que cette situation va continuer de s’améliorer dans les prochaines semaines avec la baisse des hospitalisations ».

Au Québec, la prochaine période de vacances en vue est la relâche scolaire. Le DLegault souligne que les hôpitaux n’ont pas demandé aux travailleurs, dont les infirmières, de limiter leurs congés pendant cette pause. « On ne veut pas [en] demander plus au monde. Ils sont brûlés […]. La réalité, c’est que ça va prendre du temps, rattraper les retards en chirurgie », dit-il.

Pour le DSchlader, le diagnostic est clair : « Toutes les équations qui nous permettent de finalement sortir de cette crise passent par le personnel du système de santé. Des soins intensifs jusqu’aux blocs opératoires, en passant par la vaccination, on ne pourra pas passer à travers sans main-d’œuvre. »

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