Éditorial

Oui, on peut agir contre le nucléaire

Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, le spectre d’un conflit nucléaire hante la planète.

Un despote dont on comprend encore mal les intentions attaque le pays voisin, bombarde des hôpitaux pour enfants, tire sur des civils en fuite.

Détail qui change tout : il dispose du bouton nucléaire… et menace de s’en servir.

Qu’il s’agisse de bluff ou non, cela doit nous réveiller.

L’invasion de l’Ukraine rappelle que les armes nucléaires font peser une menace existentielle sur l’humanité. Et s’il semble naïf de croire qu’on peut régler cet immense enjeu à court terme, il est tout aussi naïf de penser que sa gestion actuelle est idéale.

Et fataliste d’affirmer qu’on ne peut rien y faire.

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La guerre froide nous a laissé une doctrine appelée « destruction mutuelle assurée », ou « équilibre de la terreur ». Elle repose sur un pari : les nations capables de faire sauter la planète plusieurs fois n’oseront jamais se faire la guerre, parce qu’elles se détruiraient elles-mêmes en la déclenchant.

La thèse est controversée parmi les théoriciens de la guerre et nous n’avons pas ici la prétention de trancher la question.

On peut quand même noter quelques éléments.

D’abord, cet équilibre ne protège que ceux qui possèdent l’arme nucléaire. L’Ukraine, qui a remis son arsenal à la Russie dans les années 1990, le constate actuellement à la dure.

Annelise Riles, directrice du Northwestern Buffet Institute for Global Affairs, en Illinois, estime que cela provoque un fort incitatif à « se joindre au club des grands ».

La politique de non-prolifération, qui vise à empêcher de nouveaux États d’acquérir l’arme nucléaire, montre en tout cas des résultats mitigés.

Michel Fortmann, spécialiste en sciences politiques à l’Université de Montréal, observe que l’équilibre de la terreur reposait auparavant sur un pôle : Union soviétique–États-Unis. Aujourd’hui, la Chine vient compliquer cet équilibre. Et d’autres pôles (Inde–Pakistan, Israël–Iran) se sont ajoutés. C’est sans compter la Corée du Nord dans le rôle du joker imprévisible.

L’édifice est plus complexe à faire tenir.

Le principe de destruction mutuelle implique aussi que les dirigeants réfléchissent rationnellement. Que se passe-t-il quand un despote se fout des conséquences de ses actes ?

En voyant aller Vladimir Poutine, certains prient pour que l’heure d’obtenir une réponse à cette question ne soit pas venue.

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S’il est facile de décrire le problème, il est autrement difficile de le régler. De quelle façon des pays comme les États-Unis, la France et le Royaume-Uni pourraient-ils renoncer à leur arsenal nucléaire sachant que des tyrans comme Vladimir Poutine et Kim Jong-un n’accepteront jamais de se défaire du leur ?

Ici, les experts nous disent une chose fort sage : le chemin vers la dénucléarisation doit commencer par de petits pas.

Matt Korda, expert du nucléaire à la Federation of American Scientists, souligne par exemple qu’environ le tiers des ogives nucléaires des Américains et des Russes sont déployées et prêtes à lancer en quelques minutes.

Les États-Unis, dit-il, pourraient diminuer cette proportion sans rien perdre du fameux effet dissuasif. L’idée : réduire le risque d’accidents et de fausses alertes, mais aussi calmer le jeu d’un cran.

Cela enverrait un signal de désescalade dans un monde où, après une importante réduction des stocks, les puissances nucléaires gonflent à nouveau leurs arsenaux.

Pour la même raison, les démocraties qui possèdent l’arme nucléaire pourraient adopter des politiques claires affirmant que celle-ci ne peut être utilisée qu’en cas de défense, et jamais pour une première frappe.

Un autre flanc est économique. Le fonds de pension des employés de la Ville de New York, par exemple, désinvestit dans le secteur de l’armement nucléaire.

Bien sûr, les industriels trouveront quand même des fonds pour fabriquer leurs bombes. « Mais on réduit les incitatifs à le faire », dit Annelise Riles.

La Caisse de dépôt et placement du Québec affirme de son côté que ses critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) ne lui permettraient jamais d’investir dans une entreprise entièrement consacrée à l’armement nucléaire. De nombreuses multinationales, comme Boeing, développent toutefois des technologies à plusieurs fins, dont le nucléaire, et la Caisse dit y avoir des investissements « marginaux ».

L’an dernier, un traité ratifié par 122 pays est entré en vigueur pour défendre non pas la non-prolifération, mais l’interdiction pure et simple des armes nucléaires. Aucune puissance nucléaire ni aucun membre de l’OTAN ne l’ont ratifié, ce qui réduit évidemment sa portée.

Mais partout dans le monde, des villes (dont Montréal) se sont prononcées pour cette interdiction. Sous la pression des citoyens, des politiciens allemands militent maintenant pour adhérer au nouveau traité.

« Nous ne devrions pas sous-estimer le pouvoir des mouvements populaires », dit Annelise Riles.

Des menaces comme l’urgence climatique et la pandémie mobilisent les citoyens, alimentent les débats publics, influencent nos politiques. Poutine nous montre qu’il est grand temps de recommencer à parler de la question nucléaire, y compris chez nous.

Oui, la dénucléarisation complète du monde est un objectif difficile. Ça ne veut pas dire qu’il faille renoncer à tout effort susceptible de nous en approcher.

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