New York — Assis entre ses deux avocats, Keith Raniere ne projette pas l’image d’un sociopathe. Cheveux courts et rasé de près, l’homme de 58 ans porte chaque jour un pull bleu ou noir sur une chemise blanche, uniforme qui lui donne les allures d’un enseignant d’école secondaire. Ses lunettes à monture d’écaille complètent son look studieux.
Mais cette image ne pourrait être plus trompeuse, à en croire l’une de ses anciennes maîtresses, qui a témoigné vendredi au tribunal fédéral de Brooklyn, où celui que ses disciples appelaient « Vanguard » est accusé d’avoir entretenu une secte d’esclaves sexuelles.
Toute de noir vêtue, Lauren Salzman a décrit les réunions de cette société secrète créée en parallèle avec l’entreprise de croissance personnelle NXIVM (prononcer Nexium), que sa mère, Nancy, a cofondée avec Raniere et qui a servi plus de 16 000 personnes en 20 ans.
« Au début de chaque réunion, nous prenions une photo de nous dénudées pour Keith », a dit la femme de 42 ans d’une voix douce. « Ce devait être un nu intégral de face, et nos marques devaient être visibles. Nous devions avoir un air uniforme et heureux. »
Les marques évoquées par Lauren Salzman représentaient les initiales de Keith Raniere, tracées sur le bas-ventre des femmes à l’aide d’un outil de cautérisation. Ce marquage douloureux faisait partie des rituels auxquels devaient se soumettre les « esclaves » de la société secrète, appelée Dominus Obsequious Sororium (DOS), expression latine qui se traduit à peu près par « Maître des compagnes obéissantes ».
« Quand [Raniere] assistait à une réunion, nous nous dévêtissions et nous assoyions à ses pieds, a ajouté Lauren Salzman. Il s’assoyait au-dessus de nous sur une chaise. Nous discutions de divers sujets, dont des concepts philosophiques. »
Lauren Salzman est l’une des cinq femmes qui ont plaidé coupable à divers chefs d’accusation en lien avec leur rôle auprès de Raniere. Sa mère, Nancy, faisait également partie du groupe, de même que Clare Bronfman, héritière de la fortune des spiritueux Seagram, et Allison Mack, vedette de la série Smallville.
Elle a eu des relations sexuelles avec Keith Raniere pendant 10 ans.
« Il était mon maître. Il était ma personne la plus importante. Je l’admirais. Je voulais être comme lui. » — Lauren Salzman
Le procès de Keith Raniere pourrait durer six semaines. Il se déroule devant le juge Nicholas Garaufis, qui a reçu la réponse à l’accusation de Vito Rizutto en 2007. Pour entrer dans sa salle d’audience, les membres du public et des médias doivent passer dans un deuxième détecteur de métal, après celui du rez-de-chaussée.
Lors des premières journées du procès, les bancs réservés aux spectateurs étaient bondés. La chaîne HBO, qui prépare un documentaire sur NXIVM, était bien représentée, tout comme les disciples de Keith Raniere, anciens ou actuels.
Car le gourou continue d’avoir des supporteurs. On retrouve notamment parmi ceux-ci Mark Elliott, qui prétend être venu à bout du syndrome de la Tourette grâce aux « thérapies » de NXIVM. Il a raconté son expérience dans le documentaire My Tourette’s, financé par Clare Bronfman.
Mark Elliott et ses semblables continuent à voir dans les révélations médiatiques sur leur gourou une campagne de diffamation destinée à nuire à un être supérieur dont l’éthique est irréprochable.
« Peu importe ce que le reste du monde pense de Raniere, [ses partisans] restent avec lui. Il n’y a rien que vous puissiez dire qui leur fera changer d’opinion », affirme Karim Amer, coréalisateur du documentaire à venir de HBO.
« Maintenant, tu fais partie du cercle intérieur »
Le procès s’est ouvert la semaine dernière sur le témoignage troublant d’une femme présentée simplement comme Sylvie (le juge a accordé l’anonymat partiel aux victimes présumées). Aujourd’hui âgée de 32 ans, la Britannique d’origine venait de souffler ses 18 bougies lorsqu’elle a commencé à s’occuper des chevaux de Clare Bronfman dans une ferme de l’État de New York.
Au cours des 10 années suivantes, Sylvie a été invitée à se joindre à divers groupes liés à NXIVM, dont la société secrète DOS. Pour y être admise, elle a dû remettre à son « maître », Monica Duran, une « contrepartie », soit un document compromettant qui aurait été dévastateur pour elle et sa famille s’il avait été rendu public. Comme les autres « esclaves » du groupe, elle avait la possibilité de devenir « maître » elle-même en recrutant d’autres esclaves.
Or, contrairement à d’autres membres de DOS, Sylvie a échappé au douloureux « marquage ». Mais elle a dû se soumettre à d’autres humiliations, selon son témoignage.
Un jour, Monica Duran l’a emmenée devant Keith Raniere, qui lui a ordonné de se dénuder et de s’étendre sur une table. Le gourou lui a alors fait un cunnilingus.
« Maintenant, tu fais partie du cercle intérieur », a-t-il dit à Sylvie, avant de prendre sa vulve en photo.
« Pendant tout ce temps, j’avais tellement honte d’appartenir à cette secte », a témoigné Sylvie, la voix brisée par l’émotion.
« Un mal horrible »
« C’est une fraude, c’est un mensonge. Ce vernis bien intentionné cache un mal horrible. »
Au troisième jour du procès, Mark Vicente décrit en ces termes la déclaration de mission en 12 points à laquelle devaient adhérer les membres de NXIVM. Vêtu d’un complet et d’une chemise blanche ouverte au col, le cinéaste de Los Angeles a fait partie du conseil d’administration de l’organisation de 2009 à 2017.
À la barre, il décrit d’abord le fonctionnement de l’entreprise pyramidale, qui offrait une multitude de cours de croissance personnelle pouvant coûter jusqu’à 7500 $. Les membres de NXIVM ne devaient pas seulement promettre honnêteté, intégrité et confidentialité ; ils devaient aussi s’engager à recruter des membres.
Au fil de son témoignage, Vicente évoque aussi la vénération des membres pour Raniere, considéré comme « la personne la plus sage » ou même « une sorte de dieu ».
Au quatrième jour du procès, il s’ouvre sur le moment, en 2015, où il s’est mis à douter de NXIVM.
« J’ai commencé à voir bien des femmes devenir émaciées », dit-il, en précisant que le bout des doigts de certaines avait pris la couleur du légume dont elles se nourrissaient de façon exclusive, comme le concombre ou la courge.
Il dit en avoir parlé à Keith Raniere, en s’inquiétant notamment de l’allure « brisée » de l’actrice Allison Mack.
« Eh bien, j’essaie de la briser », a répondu le gourou, selon Vicente.
Comme un baume
Mais ce n’est que deux ans plus tard que Vicente rompra avec NXIVM. Il avait déjà appris que Keith Raniere avait eu des relations sexuelles avec environ 20 membres de l’organisation, dont beaucoup étaient prêtes à s’affamer pour se conformer à ses préférences physiques.
Il explique sa démission de NXIVM, en mai 2017, par la confirmation de l’existence d’une société secrète dont les membres devaient subir un « marquage ». Confirmation qu’il a reçue en recueillant les confidences d’une des « esclaves » de DOS, Sarah Edmondson, une Canadienne qui avait ouvert un centre NXIVM à Vancouver.
« J’ai réalisé que Raniere était un psychopathe », dit-il.
Une douce musique aux oreilles de Barbara Bouchey, une autre ancienne maîtresse de Keith Raniere, qui assiste au procès parmi les spectateurs. La planificatrice financière, aujourd’hui âgée de 59 ans, n’a pas toujours porté dans son cœur Mark Vicente, qui l’a remplacée en 2009 au sein du conseil d’administration de NXIVM et a contribué à la guérilla judiciaire qui lui a valu 14 actions en justice, financées par Clare Bronfman.
Mais elle a ressenti un grand réconfort à la suite du témoignage du cinéaste.
« J’ai été la première à quitter NXIVM, dit-elle. J’étais celle que l’organisation traitait de sociopathe. C’était faux. Je n’étais pas sociopathe, Keith l’était. C’est donc valorisant pour moi d’être dans la salle d’audience. Car, peu importe à quel point j’ai aimé Keith et Nancy, ils ont menti sciemment, ils se sont rendus coupables de fraude et de corruption pour torturer des gens comme moi. Pour la première fois, je me sens en sécurité. »