Un certain privilège anglo

Lundi dernier, à 11 h 38 précises, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a envoyé un message qui a fait scandale sur Twitter. Je cite ce message : « Pourquoi opter pour du “take-out” quand vous pouvez commander, en français, votre plat à emporter préféré. C’est bien meilleur en français ! »

Je dis que le tweet a fait scandale, c’est peut-être une exagération. Mais il a fait pousser les hauts cris dans l’anglosphère québécoise, où des voix se sont élevées pour pourfendre l’OQLF qui veut dire aux gens commen parler…

Je sais que Twitter est un miroir déformant. Je ne vais pas dire que « la » communauté anglo-québécoise a chiqué de la guenille à propos d’un conseil terminologique de l’OQLF diffusé sur Twitter. Mais la levée de boucliers a été suffisamment forte pour que des médias anglophones la relaient, parfois avec juste ce qu’il faut d’exaspération pour que l’on comprenne le message : « Here we go again… »

Permettez deux observations à propos de ce message qui a remué tant de plumes chez nos compatriotes de langue anglaise.

Un, ce message était une précision terminologique. Pas une injonction, pas un ordre, pas un décret en Conseil, pas un diktat.

C’était une précision, un rappel, un conseil : il y a une solution de rechange à take-out, nous a dit l’OQLF en cette époque où c’est la seule façon de manger de la bouffe de resto : « à emporter ».

Si le client Tremblay ou Johnson s’avise de demander du take-out à son restaurant favori, personne ne surgira de sous une table de la salle à manger vide pour lui passer les menottes et l’envoyer dans un camp de rééducation terminologique où il devra mémoriser la liste des calques de l’anglais qu’on utilise sans le savoir.

Mais à lire certaines voix chez les Anglos, c’est comme si ce tweet était justement le prélude à une telle répression. Je dis : calm down !

Deux, depuis des décennies, l’OQLF fait un travail nécessaire de francisation de termes anglais qui s’immiscent dans le vocabulaire des Québécois. Nécessaire parce que nous ne faisons pas le poids, numériquement, dans la proverbiale mer anglaise qu’est l’Amérique du Nord (1). Sans l’OQLF, on dirait probablement encore windshield, steering wheel et software

L’OQLF a fait un remarquable travail de francisation qui a réussi à faire adopter des termes français au lieu de termes anglais. Pas tout le temps, remarquez. Parfois, ils sont adoptés (courriel, clavardage), parfois non (divulgâcheur, gaminet). Mais c’est l’essentiel : ces termes francisés sont là, à notre disposition. Ils existent.

Je lisais les commentaires souvent vicieux sous le message de l’OQLF sur le take-out. Et je trouvais formidable l’outrecuidance que certains Anglos peuvent avoir, parfois, outrecuidance qui est directement liée à ce qu’on peut appeler un « privilège anglophone » : comme le concept de privilège blanc, ce privilège vient de ne jamais savoir ce que c’est d’être dans la peau de l’autre.

De la même façon que le Blanc-francophone-Tremblay-baptisé ne saura jamais ce que c’est que de se faire intercepter par la police pour un supposé contrôle de routine, il y a des Anglos qui ne sauront jamais ce que c’est que la condition de Gaulois d’Amérique, ce que c’est que de vivre sous la menace de l’effacement culturel.

L’anglais est la lingua franca du monde. Pas juste de l’Amérique du Nord : du monde. L’anglais, c’est une clé pour comprendre le monde. Peut-être qu’un jour, ça changera. Peut-être qu’un jour, le mandarin sera la langue des échanges du monde, la langue étalon. On verra. Mais pour l’instant, c’est l’anglais.

Prenez juste le SARS-CoV-2 : un chercheur ou une médecin qui ne parle que le français – ou l’espagnol, ou l’allemand – ne sera pas à la fine pointe de l’évolution de ce foutu virus. Même les chercheurs chinois publient leurs découvertes en anglais.

Bref, on ne peut pas se battre contre ça. L’anglais a un incroyable pouvoir d’attraction, de séduction, de Montréal à Paris en passant par Moscou. Mais le français en France a le poids du nombre pour résister aux tentations des shopping, manager, people… Et même au slogan des Jeux olympiques de Paris 2024 : « Made for Sharing » (2).

Le français au Québec a-t-il le luxe d’une masse critique pour résister à l’érosion des flots anglos ? Hell, no ! On n’a qu’à voir ce qui s’est passé avec les communautés francophones hors Québec depuis 100 ans : le français est soluble dans l’anglais quand il ne fait pas le poids, démographiquement.

Alors oui, on vit dans un Québec qui a des lois pour s’assurer que le socle de notre culture – le français – résiste encore et toujours à cette charmeuse qu’est la langue anglaise. Et des lois sur la scolarisation des enfants des immigrants, sur l’affichage, sur le français comme langue de travail. Et ce Québec s’est doté d’un Office qui suggère aux citoyens, sur son compte Twitter, des solutions de rechange à des termes anglais comme take-out.

Si ton privilège anglo te pousse à penser que tout ça est inutile, que nous sommes dans une ère post-linguistique (why can’t we all get along !) et que l’argent des contribuables ne devrait pas financer un compte Twitter qui suggère d’utiliser « plat à emporter », très bien, mais…

Mais ton ras-le-bol est l’illustration même d’un certain privilège anglo : tu n’as pas à te demander si ta langue va encore constituer une masse critique dans 50 ans. Cette langue, c’est le socle de notre différence.

Nous sommes quelques francophones irréductibles à nous poser la question. Et ça ne va pas changer, j’en ai bien peur. Je ne vais personnellement jamais m’insurger ni m’excuser si l’État chargé d’assurer la pérennité du français dans notre coin du monde suggère d’utiliser « à emporter » plutôt que « take-out ».

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